Ils ont écrit sur le CD "A l'oreille du ciel"
Laisser vibrer l’infini dans le fini (lelitteraire.com, mars 2023)
par Bernard Grasset
Le dernier album de Dominique Lemaître, composé de solos et de duos pour divers instruments, se trouve inséré dans une pochette à la couverture noire et blanche au style japonisant de Maggy Seyer. Huit pièces, dont la durée se situe autour de dix minutes, sont proposées à l’écoute. Trois sont consacrées à un seul instrument : alto, clarinette basse, orgue ; cinq à des duos d’instruments. Parmi ces duos, trois font intervenir deux instruments différents : glockenspiel et vibraphone, vibraphone et piano, clarinette et alto ; deux ne font appel qu’à un seul instrument : harpes, altos. Duos et solos, monologues et dialogues ne cessent d’alterner sans que le monologue ne se confonde avec le solo, ni le dialogue avec le duo. Il peut y avoir du dialogue dans le solo, du monologue dans le duo. Duale, stéréophonique, la musique d’À l’oreille du ciel unit le simple et le double.
Composée en 2016 et créée à Metz en 2017, la première pièce appartient à la catégorie des solos. L’alto y interroge notre origine. Sur la partition se découvrent des vers de René Char, extraits du poème Les cerfs noirs (cycle de Lascaux, dans La parole en archipel). Du premier vers, « Les eaux parlaient à l’oreille du ciel », se trouve tirée l’expression qui donne son titre à la pièce et à l’album, indiquant comme sa direction secrète. À travers le poète, le compositeur entre en dialogue avec nos ancêtres artistes peignant sur les parois de Lascaux des œuvres énigmatiques. Aux franges du silence, la musique répète inlassablement son appel. Furtivement, on croit percevoir quelques accents voisins de ceux qui résonnent dans Tierkreis (pour vielle à roue) de Stockausen. Une vibration dans les gouffres. Des éclats traçant un chemin dans le crépuscule. Une imploration. Une ascension. Des signes dans la nuit. Riche de son dépouillement, habitée de poésie, À l’oreille du ciel laisse s’élever une douce et profonde émotion, une émotion voilée.
Créé en 2022 à Bobigny, Kaléidoscope avait été composé une année plus tôt (2021) pour deux percussionnistes. Glockenspiel à pédale et vibraphone sont ici utilisés en six sections enchaînées. Avec le kaléidoscope qui conjugue nombre limité d’éléments et nombre illimité de combinaisons, fini et infini entrent en résonance. Une aube ici se lève, un matin se déploie. L’auditeur éprouve, au fil des notes, la sensation de l’espace. Des gouttes d’eau dans le désert. Notre habiter devient cristallin. Un escalier qui mènerait à une lucarne ouvrant sur une contrée scintillante. Et si l’art n’avait d’autre sens que de laisser vibrer l’infini dans le fini… Kaléidoscope des jours.
Après deux premières pièces pleines de contrastes, Vif-argent fait intervenir des harpes. Écrit en 2020, pendant le confinement, il a été créé la même année. Depuis déjà longtemps, Dominique Lemaître avait entrepris un cycle de pièces pour duos homogènes. Ainsi par exemple de Séléné, hommage à Maurice Ohana pour deux guitares. Vif-argent est la dernière pièce de cette série. S’il évoque l’ancien nom du mercure qui est caractérisé à la fois par sa solidité et sa fluidité, il fait aussi écho à Hermès, devenu Mercure chez les Romains, dont on disait qu’il avait inventé la lyre avec une carapace de tortue et des bouts de ficelle. Musique et poésie demeurent de proches voisines pour le compositeur. Les notes des deux harpes de Vif-argent s’égrènent sereines. Un ruisseau traverse la plaine. Des marches sans fin. Des arpèges s’écrivent dans la neige. L’imperceptible, pur, affleure à notre oreille.
Plus ancienne, située au début du cycle des duos homogènes, la pièce Orange and yellow, hommage à Morton Feldman (2009) fut créée en 2010 à Thionville. C’est le tableau éponyme de Mark Rothko qui donne son titre à cette œuvre la plus courte, avec Kaléidoscope, de l’album et lui confère, par le jeu des couleurs, un enracinement pictural. Deux altos monologuent, dialoguent. Des motifs s’effacent, reviennent. Les altos explorent l’univers. Lentement s’approchent de l’infime. Une déchirure. D’angoissants nuages recouvrent parfois la terre. Il est un secret des cimes. L’heure scintille.
Ptath (2003) a été créé en 2004 à Strasbourg. Dieu égyptien, origine de la vie et du cosmos, Ptah façonne l’univers par le verbe. Ce titre devient ainsi, pour Dominique Lemaître, comme le symbole de la naissance de la création par la parole. On retrouve cette alliance dans les récits de genèse judéo-chrétiens. Dans Ptath la clarinette basse multiplie les images sonores. Le rythme, souvent vif, se ralentit parfois pour laisser place à des jaillissements. Un jeu de lumières éclaire les brumes. Des échos de légendes brisent le silence. Traces d’origine.
Avec Fliessend 2, composé en 2020 et créé à Bobigny comme Kaléidoscope mais un an plus tard, nous retrouvons le cycle des duos. Cette fois-ci, ce sont le vibraphone et le piano qui sont en dialogue. Le titre allemand signifie en coulant. Cette notion d’écoulement est reprise par l’exergue qui cite la célèbre maxime héraclitéenne : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Comme l’espace, le temps se trouve au centre de la création musicale de Dominique Lemaître. Le temps est incessante disparition. Enfoncée pendant toute la pièce sur les deux instruments, la pédale crée des effets continus de résonance. On retrouve dans cette pièce la sensation du cristal. À une impression de descente vers des grottes souterraines se conjugue celle d’une marche ascensionnelle aspirée par des crêtes lointaines. La terre apparaît comme le miroir du ciel. Dans Fliessend 2, la clarté domine. Cascades irisées, vibrations soudaines, transparence.
Pièce composée en 2015 et créée en 2016 à Charleville-Mézières, Aeon fait écho, dans son exergue, au Rimbaud qui écrivait : « Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Éternité. / C’est la mer / allée avec le soleil. » En contrepoint à l’écoulement du temps souligné par le philosophe-poète grec surgit cet au-delà du temps qu’est l’éternité et mis en avant, de manière métaphorique, par le poète aux semelles de vent. Le titre lui-même, Aeon, signifie éternité, temps infini en anglais. Le temps qui s’écoule ne se retrouve jamais, mais l’éternité peut se découvrir comme sa vérité. L’art devient alors résistance à l’empire de l’uniforme et du superficiel. Clarinette et alto suggèrent à travers cette pièce des étincelles d’éternité. Se tenir à l’oreille du ciel, c’est accueillir en creusant le temps l’éternité, en explorant l’espace l’infini. De lents refrains murmurent dans Aeon. Un vif éclair jaillit. Sans hâte s’approcher de la fenêtre. L’appel traverse les nuées. Dans la cité intérieure entre l’inconnu.
Singulière, la dernière pièce, Nyx, écrite pour orgue, est la plus ancienne (1984). Créée un an plus tard à Rouen, elle porte le nom de la déesse de la nuit personnifiée, issue du chaos, qui est dans la mythologie grecque mère d’Éther (air, hauteurs) et d’Héméra (jour, lumière). C’est, après Fliessend 2, la plus longue des pièces de l’album. Les premières mesures, jouées au pédalier, donnent à entendre doucement des sonorités graves. Obscurités, angoisse et incertitude. Un vent souffle des profondeurs. Intervalles et vitrail. Un chemin de l’automne au printemps. Des notes scintillent. Vagues sur le rivage. Ombre et lumière. Un vent souffle dans le temps. Éclat et promesse. Dialogue sans fin. Nyx avance vers la victoire de l’aurore. Et l’album de se conclure par l’épanouissement de la lumière bleue.
Avec À l’oreille du ciel, où la musique voisine avec la poésie, la peinture et la philosophie, qui interroge la mythologie, comme en témoignent exergues et titres, Dominique Lemaître invite l’auditeur à se placer à l’origine et au terme, à voyager musicalement entre ombre et lumière, à laisser les pays intérieurs se rendre hospitaliers aux vibrations de l’inconnu.
Les solos et duos de la galaxie Lemaître (ResMusica, janvier 2023)
par Michèle Tosi
126 partitions éditées, 11 CD monographiques et 3 livres parus sur sa musique. Les chiffres suffisent à cerner la carrière de Dominique Lemaître, l’un des artistes les plus prolixes de la scène contemporaine. Dans cette nouvelle gravure, huit pièces en solo ou en duo viennent enrichir la discographie du compositeur.
Il suffit d’entendre, l’imagination est la règle, pourrait-on dire pour paraphraser Debussy, à propos de la musique de Dominique Lemaître qui choisit ici sa source instrumentale et les différents timbres à combiner. Parmi les cordes frottées, Lemaître préfère l’alto plutôt que le violon, exploitant dans À l’oreille du ciel (2016) le registre sombre, presque rugueux de l’instrument (friction au demi-ton) dont les harmoniques aiguës s’élèvent au-dessus de l’espace confiné. Ce sont deux altos (Alain Celo et Vincent Roth) qui sont convoqués dans Orange et jaune, hommage à Morton Feldman où le jeu d’ombre double est pratiquement constant : entre balancements, étirements et accélérations, une chorégraphie de gestes se dessine alors que les mains agiles balaient tout le registre de l’instrument. L’alto d’Alain Celo revient, en compagnie de la clarinette cette fois (Jérôme Schmitt), dans Aeon (2015) où Lemaître joue avec l’ambiguïté des sources, le grain sombre des cordes frottées tendant à fusionner avec la sonorité plus ronde de l’instrument à vent : jeu de relais, complémentarité, mélodie de timbre et synchronie des deux instruments qui finissent par se rejoindre et se confondre. La clarinette basse (Jérôme Schmitt) est souveraine dans Ptah (2003), un brin répétitive et obsessionnelle dans sa quête éperdue et fébrile d’harmonie céleste tressée dans de somptueux multiphoniques.
Lemaître multiplie les effets stéréophoniques entre les deux harpes (Alice Cissokho et Anne Raffard) de Vif-argent (2020), une pièce vibratile et baignée de résonance qui joue sur la complémentarité et le relais des deux instruments. Sans rupture ni recherche de dramaturgie, la musique sonne pour le plaisir des oreilles et la délicatesse des textures. Des qualités qui valent également pour le duo vibraphone-glockenspiel à pédale de Kaléidoscope (2021) où s’éploient librement les sonorités cristallines et irradiantes des deux percussions (Maria Vasquez et Étienne De Nys) superposant leur strate rythmique respective.
L’alliage est plus risqué entre le piano (Aline Poncet) et le vibraphone (Étienne De Nys) dans Fliessend (2020), l’accord tempéré du piano étant mis à mal par les résonances déformantes de la percussion au large spectre acoustique. Les arpèges mêlés des deux claviers à la fin de la pièce ne sont pas sans évoquer la coda de Répons! D’un clavier à l’autre, la dernière pièce de l’enregistrement fait sonner l’orgue. Nyx, invoquant la divinité de la nuit dans la mythologie égyptienne, est la pièce la plus ancienne (1984) et la plus audacieuse, par la hardiesse de sa registration et l’agencement de son écriture, l’interprétation flamboyante d’Élise Léonard conférant plénitude et élan jubilatoire à cette partition étonnante.
Ils ont écrit sur le CD "Laps"
L’appel des cimes – Dominique Lemaître, Laps, Œuvres pour ensembles (lelitteraire.com, août 2022)
par Bernard Grasset
Dominique Lemaître, qui conjugua études de lettres, de musicologie, d’électroacoustique et de composition, a désormais à son actif une œuvre riche de nombreux opus aux couleurs musicales variées et originales. Celui qui admire, entre autres, Bach, Ohana et Dutilleux, aime collaborer avec des représentants d’autres arts, comme des plasticiens et des poètes. Sa musique, qui laisse volontiers résonner des échos d’infini dans le fini, se caractérise par sa finesse, son élégance et son expressivité. Habitée d’une réelle intériorité, elle se déploie sous le signe d’une douceur qui n’exclut pas, ici ou là, quelques orages. On note dans cette musique une prédilection pour le violoncelle, la guitare et la voix, prédilection qui se trouve confirmée dans Laps.
Laps est composé de cinq œuvres dont l’écriture s’étend sur une petite dizaine d’années et qui vont du quintette au dixtuor. Composée à la mémoire de Félix Lechavelier, Stèle (2018), la plus courte des pièces de l’album, associe clarinette basse, percussion et guitare à la voix de deux sopranos. On ne s’étonnera pas du recours à la culture hellénique chez un compositeur ami de la Grèce. Ainsi la partition emprunte-t-elle à l’œuvre écrite de Simonide de Céos, poète lyrique grec du VIe–Ve siècle av. J.-C. En contrepoint, l’incipit du Mille regretz, chanson polyphonique de la Renaissance franco-flamande, de Josquin des Prés, se prolonge en refrain et permet à l’auditeur de voyager dans le temps en filigrane de son voyage dans l’espace. Stèle, comme architecture musicale, résonne en multiples faisceaux spatiaux. Une impression de lumière se conjugue avec un inexplicable apaisement. Mnémosyne et Thanatos, Mémoire et Mort, deux royaumes qui trouvent leur achèvement dans le soleil qui éclaire la stèle.
La pièce suivante, Khronos (2O19), est un septuor pour guitare et six instruments (flûte, clarinette, percussion, violon, alto et violoncelle). Composition la plus récente de l’album, elle se veut un hommage au physicien et cosmologue britannique Stephen Hawking. Comme Stèle explore l’espace, Khronos explore le temps. On sait que Khronos (Temps) est souvent assimilé avec Cronos, ce Titan, issu de la Terre (Gaïa) et du Ciel (Ouranos), qui, dans la mythologie grecque, engendra Zeus, qualifié par Hésiode dans sa Théogonie (47, 457) de « père des dieux et des hommes ». Origine première du sacré, genèse des Heures, Khronos peut être considéré comme la source de toute l’aventure humaine. Dans la pièce éponyme, la guitare, avec les instruments qui entrent en dialogue avec elle, peint le tragique du temps. Le voyage dans le temps rapproche, en passant par l’épreuve, du secret et de cet inaccessible qui aimante l’écoulement fluide ou en cascade des notes.
On retrouve dans Laps (2015), pour soprano, flûte alto, cor anglais, violoncelle et piano, la voix humaine. Celle-ci, qui use de phonèmes, se mêle harmonieusement aux instruments à vent, ainsi qu’à l’instrument à cordes frottées et celui à cordes frappées. En écoutant les notes qui s’égrènent, une sorte de mouvement intérieur s’opère qui nous fait passer de l’éveil à l’élévation. Un rêve serein se voile d’énigme. Le titre Laps, comme Khronos le précédent, souligne l’importance du temps pour le compositeur.
Liens d’espace (2011) est la plus ancienne des pièces figurant dans l’album. Après deux titres évoquant le temps, on retrouve ici un titre qui nous ramène explicitement à l’espace, comme si l’un et l’autre étaient définitivement inséparables aux yeux de Dominique Lemaître.
Centrale, la clarinette se voit accompagnée par deux trios : d’un côté, vibraphone, marimba, harpe ; de l’autre, alto, violoncelle, contrebasse. Des vers de Paul Valéry, mêlant patience, silence et azur, irisent la partition. D’étranges signaux, tels de lointaines étoiles, deviennent comme palpables à travers la densité du langage musical.
Les Moires (2017), la dernière pièce de l’album, est aussi la plus longue (un peu plus de vingt minutes). Conçue pour récitant, cette œuvre met en résonance les voix de trois choristes avec six instruments : flûte, clarinette, percussion, harpe, alto et violoncelle1. Un poème d’Alexis Pelletier qui évoque aussi bien Wagner que Char constitue le substrat autour duquel se dessine le voyage musical des Moires. Les Moires, que les Latins appelleront Parques, étaient chez les Grecs trois sœurs Clotho, Lachésis, Atropos. Avec les Moires qui tissent la trame des jours, nous retrouvons le temps. Si les dieux sont les immortels, les hommes sont les êtres voués à la mort. Alors que Clotho, en tenant la quenouille, ouvre à sa naissance la destinée de l’homme et que Lachésis, avec son fuseau, enroule le fil de l’existence, Atropos en coupant ce fil met fin à l’aventure terrestre des mortels.
Nous voici placés, avec Les Moires, au cœur musical et humain du temps. Les mots du poème résonnent comme une réflexion, une interrogation sur le destin, la liberté. Si la vie peut se recouvrir d’ombres, la clarté de l’aurore n’est jamais très loin. Les sons des Moires, en contrepoint des mots, se font scintillement. L’esprit de l’auditeur se trouve invité, au rythme imprévisible des notes, à se retourner vers l’origine comme à s’élever jusqu’à l’ultime question. C’est par une forme de métaphysique musicale que se conclut ainsi l’album.
Il faut écouter et réécouter Laps, ses cinq pièces. La musique de Dominique Lemaître nous emmène, par des chemins inattendus, à proximité du mystère. Mystère de l’espace, mystère du temps, mystère de la vie. Sans doute la profondeur de la musique de Laps vient-elle de sa mise en voisinage de l’espace et du temps. Quand d’aucuns sur le plan philosophique ont pu chercher à les séparer radicalement, les cinq pièces de Laps (mot qui signifie « espace de temps écoulé2 ») puisent leur scintillante beauté de cette mise en dialogue créatrice de l’espace et du temps.
Instruments à cordes, à vent, percussion et voix humaines nous proposent un voyage vers les sources qui est aussi appel des cimes. La musique de Dominique Lemaître est musique du temps et de l’espace, de l’espace et du temps3.
1 On remarquera que cet instrument est présent dans quatre des cinq pièces de l’album.
3 Un livret de présentation écrit avec justesse et érudition par Pierre Albert Castanet, grand spécialiste du créateur de Laps, accompagne le disque. Un petit regret : l’absence des textes chantés ou récités. L‘illustration de couverture – Un lointain souvenir de Guy Chaplain − adopte des teintes vives où dominent le rouge et l’orangé en contrepoint du vert. Formes abstraites et figuratives (comme un oiseau aux ailes déployées) s’y mêlent.
Les couleurs du temps de Dominique Lemaître (ResMusica, mai 2021)
par Michèle Tosi
Les cinq pièces pour ensemble de ce nouvel album monographique de Dominique Lemaître instaurent chacune à leur manière un rapport au temps, à l’espace et à la mémoire.
Le temps est étiré et le rythme « errant », celui de Josquin des Prés, dans Stèle dressée à la mémoire de Félix Lechevalier, graphiste et dessinateur décédé en 2017. Les deux voix de soprano rejointes par la clarinette et la guitare (ensemble Akantha) citent quelques mesures de la célèbre chanson Mille regretz du Franco-flamand quand le tam rehaussé d’un petit gong mesure la profondeur de l’espace. Le temps est strié (pulsé) autant que circulaire dans Khronos, autre hommage adressé cette fois à Stephen Hawking, physicien et cosmologiste britannique disparu en 2018. La pièce met en vedette la guitare (Isabelle Chomet) évoluant dans un espace mouvant où fluctuent les trajectoires et les couleurs instrumentales, celles de la percussion particulièrement sollicitée, entre matité des peaux et résonance irradiante du tam. Soliste également, la clarinette d’Armand Angster ouvre le champ narratif dans Liens d’espace dont les cordes (incluant une harpe) et les percussions claviers (ensemble Accroche Note) constituent le paysage sonore. Volubile et capricieuse, la clarinette freine parfois sa course, laissant se déployer le spectre sonore comme une sorte d’arrêt sur image. La voix de soprano (Marion Gomar) est conductrice dans Laps, ombrée, épaissie, prolongée par les instruments qui l’entourent, flûte, violoncelle, cor anglais, (ensemble Mémoires sonores) tandis que le piano laisse résonner ses harmonies colorées. Pas de texte chanté mais des phonèmes dont les couleurs fusionnent avec les timbres instrumentaux et tissent la dramaturgie.
Les divinités du destin sont convoquées dans Les Moires (2017), monodrame sur un texte du poète Alexis Pelletier qui est aussi récitant aux côtés des trois sopranos et des six instrumentistes de l’ensemble Mémoires sonores : « Sais-tu ce qu’il adviendra ? interroge le narrateur dont le récit s’inscrit sur la trame instrumentale et vocale. Les voix de femmes surlignées par les vents et les cordes confèrent une dimension incantatoire à la voix du poète quand les timbales, la harpe et le vibraphone servent l’articulation du texte et colorent l’espace. Dirigé par François Veilhan, l’ensemble offre un environnement tout à fois fluide et expressif au déroulement narratif.
Par les sentiers de Mnémosyne (Cyrano Musique, mai 2021)
par Sophie Renée Bernard
Entrer dans l’œuvre de Dominique Lemaître, c’est comme pénétrer dans un long poème sans mots, poème dépouillé si ce n’est dans la richesse des couleurs et des timbres savamment, amoureusement recherchée. Cela est particulièrement sensible dans Laps, dernier CD en date du compositeur, le dixième d’un catalogue fourni d’une centaine d’œuvres. L’auditeur y est immergé dans une expérience sensitive, esthétique autant que poétique, sinon métaphysique.
Omniprésence du temps et de la mémoire, du temps comme mémoire, les cinq œuvres présentées ici, composées entre 2011 et 2019, nous offrent bien plus qu’une musique raffinée, superbement servie par des interprètes que l’on aimerait citer un à un ; elles portent en elles une pensée du temps tissé d’échos, de réminiscences, de correspondances. De Stèle aux Moires, c’est tout un buissonnement de résonances, de résurgences, de souvenirs lointains qui finissent par tisser un monde souterrain fait d’absence et de présence, une sédimentation de mémoires d’espèce différente, chacune déployant sa dimension propre, dans un murmure charriant des voix multiples, des allusions sans que l’on puisse dire, pour reprendre une phrase de Proust, « de quel pays, de quel temps –peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. »
Stèle tout d’abord, écrite en 2018 à la mémoire d’un jeune photographe, Félix Lechevalier. Pièce monolithique, qui n’est pas sans rappeler la droiture homogène de la pierre funéraire, Stèle ouvre un temps étale, où les voix des soprani se trouvent rejointes, dans un mouvement de fusion et d’éloignement successifs, par la percussion, la clarinette basse, la guitare, sur une seule et même note tenue émergeant à peine du silence d’où elle procède. Surgit alors, dans une sorte de griffure de la durée pure ainsi installée, l’incipit de Mille regretz de Josquin des Prés, simplement évoqué, sur des vocalises, laissé en suspens, creusant une attente qui ne sera jamais comblée. Les premières notes de la chanson du XVIe siècle reviendront tel un refrain, ou plutôt une bribe indécise plongeant aux racines de la mémoire, entretenant, intensifiant tout au long de la pièce la tension auditive de qui connaît la suite mais ne l’entendra jamais, ouvrant par là un espace intérieur, « où », comme l’écrit Alain, « les perspectives sont toujours crépusculaires, lointaines, sonores plus que mnésiques. » Toutefois cela va au-delà de l’événement sensoriel induit par cet affleurement d’un souvenir sans images. Nous sommes avec Stèle (ainsi qu’avec toutes les pièces de ce recueil) au cœur de ce que Claude Roy disait à propos de la poésie, transposable à la musique de Lemaître, celle-ci donnant « l’équivalent et la nostalgie d’une pensée » que la musique pourtant exclut par essence de son champ. Lemaître fait s’enchâsser, dans une structure en miroir, le tout début du thème de la Renaissance, agissant tel un leitmotiv en un sens quasi wagnérien par l’appel à la reconnaissance mémorielle qu’il implique et un poème antique de Simonide de Céos, lui non plus jamais entendu dans sa discursivité, mais distillé de manière fragmentaire, tels des lambeaux de sens d’autant plus puissants émotionnellement qu’ils ne se récapituleront pas, laissés, là encore, dans l’inachèvement. « Mille/mille/ans/mille/ans/un/point//rien/qu’un/fragment/de/point/dans/le temps (…) » Enchevêtrement des temporalités – celle de l’Antiquité, du XVIe siècle, de notre époque, jusqu’au choix du rondo, empreinte d’une forme passée – et, au-delà de la référence chronologique, concomitances troublantes : le « Mille » de la chanson de Josquin des Prés, jamais chanté, sera prononcé, indéfiniment, à travers les mots de Simonide, où se révèle, peu à peu, la rencontre du sens et de la forme, « un point et moins qu’un point/le temps imperceptible » – ici le compositeur tronque volontairement la fin du poème, suggérant la résurrection possible induite par l’ultime vocalise restée suspendue au-dessus… de quoi ? La liberté est entière d’en prolonger, ou non, la mélodie, car il s’agit, chez le poète grec, de pointer la finitude de nos existences en tant qu' »imperceptible rien. » Le manque, toujours, suggéré, donné à sentir à l’écoute de l’œuvre, celui que laissent derrière eux les défunts chers, mais aussi le manque ontologique, constitutif du temps qui passe, « ce deuil incessant de l’instant » (Pascal Dusapin), interdisant toute permanence, hormis celle de la mémoire par laquelle se reconstitue le continu face à la discontinuité fondamentale de toute expérience, dans une dialectique du retour et de l’attente, du souvenir et du désir.
Œuvre d’hommage là encore, dédiée in memoriam à l’astrophysicien Stephen Hawking, et écrite pour la guitariste Isabelle Chomet en forme de concerto pour guitare et six instruments, Khronos semble la traduction esthétique d’une réflexion lemaîtrienne sur le temps qui ne cesse de s’approfondir, mais aussi de l’élan dynamique produit par les concepts d’astrophysique tels que l’attraction, la dilatation, l’expansion de l’univers sur des durées dont l’échelle outrepasse l’entendement humain. Sécularisation ou torsion conceptuelle du dieu né de la Terre et du Ciel, ayant fait advenir le temps, et donc la possible différenciation des êtres par son geste tranchant, Khronos désigne l’un des aspects du temps chez les Grecs. Non pas l’aïon, temps cyclique proche de l’éternité, ni le kaïros, dimension subjective d’un temps qu’il s’agit de saisir dans son unicité irréversible, mais le temps objectif de la science, celui-là même dont parle Hawking dans ses ouvrages. Le temps ainsi pensé a-t-il un commencement ? Si l’on connaît l’âge de l’univers, celui-ci coïncide-t-il avec l’origine du temps ? C’est avec le son très ténu, dans l’aigu de l’alto, suivi du violon puis de la flûte que débute Khronos. Sons venus de nulle part, comme là – présents – depuis toujours. Pas d’introduction : il n’y a pas d’avant. Au loin, la sourde ponctuation de la percussion : la naissance d’un rythme – du temps mesuré. Entre la guitare en grappes de notes sur la nappe sonore de la flûte, notes qui se répèteront discrètement, inlassablement, avant de s’épanouir à la fin de la pièce, dans un moment de grâce. On est en présence de longs tuilages continus des instruments, cordes, flûte et clarinette basse, produisant une indétermination acoustique, des hésitations modales, un statisme brisé par de micro-événements sonores faits d’éclats, de tourbillons, d’intensification ou d’amenuisement des volumes, blessures d’un temps lisse, et toujours, la guitare qui semble, en connivence avec la percussion, conduire quelque part, comme une marche dans la nuit. Celle de l’univers en ses commencements ? Par moments l’on croit assister à l’agitation des atomes, à la formation des premiers agrégats de matière, à des conflagrations d’étoiles. Puis le temps soudain se suspend, dans un dialogue apaisé, très beau, de la guitare et des percussions, soutenu par le maestoso des cordes : comme une interrogation devant l’infini du temps et de l’univers qui serait sans réponse, sans inquiétude. La percussion réaffirme la pulsation, un rythme s’installe, tandis que la guitare reprend les notes déjà jouées, retour qui, musicalement, structure le temps, par la mémoire et l’attente qu’il suscite. Khronos se ferme, sans se conclure, sur le surgissement d’un motif mélodique et rythmique, faisant basculer dans la tonalité, air d’une étrangeté familière, comme connu depuis toujours et cependant absolument nouveau, resurgi « de ce qui pourrait bien être tenu pour un songe en grande partie remué et oublié », selon les mots mêmes du compositeur. Le violoncelle souligne puissamment l’air joué à la guitare, répété d’une manière quasi obsessionnelle, le son s’enfle du fondu enchaîné avec les autres instruments. La guitare s’éteint doucement. La vibration naturelle du gong « laisse vivant (…) le silence attentif. » (Bachelard).
Les deux pièces qui suivent, Laps et Liens d’espace nous immergent au cœur de l’esthétique lemaîtrienne, illustrant ces mots de Rilke : « On devrait pouvoir méditer sur un monde qui existe en profondeur par sa sonorité. » Œuvre d’un seul tenant, long segment temporel sans commencement ni fin, Laps fait se succéder trois périodes « au cours desquelles les instruments à vent associés à la voix tissent une trame évoluant par tuilages et fondus enchaînés », ainsi que le décrit Pierre-Albert Castanet dans la notice du livret. Le piano, par son timbre et sa dynamique propres, jalonne, jette une lumière crue ou suave sur les alliages sonores ainsi déployés comme autant d’univers acoustiques qui se superposent, s’anticipent, de déplacent, exigeant là encore un acte de mémoire et d’anticipation. La voix de la soprano Marion Gomar, très expressive, lyrique par moments, ne chante aucun texte, comme dans la plupart des œuvres vocales du compositeur. Cela rappelle Les ailes de l’augure, pièce chantée sur des phonèmes asémantiques, traduisant la figure antique de Cassandre condamnée à être inaudible malgré la vérité de ses paroles, ou Orante, prière laïque en une langue inventée, Babilim pour chœur mixte, ou encore Sur l’île ovale de couleur bleue, dans lesquelles le compositeur confirme l’idée mallarméenne de la musique comme « poésie pure, poésie sans les mots », comme s’il fallait se défaire du poids conceptuel ou imagé des mots pour rendre au son sa plénitude, sa capacité à faire de l’instant musical une condensation du réel, à permettre que « commence le règne infini du silence ouvert », dans une éthique d’un temps habité poétiquement.
La clarinette d’Armand Angster dans Liens d’espace, aérienne et virtuose, n’est pas sans évoquer « cette parole où la parole cesse », à l’instar de la pièce précédente. Dominique Lemaître lui fait rendre gorge de toutes les possibilités inscrites en lui, véritable travail de sculpteur sur la matière, celle de l’instrument d’abord, en son spectre sonore. Cette œuvre, inspirée des vers de Paul Valéry « Chaque atome de silence/Est la chance d’un fruit mûr », mais aussi, en son titre, des derniers mots de Il y a une voix d’Alexis Pelletier, met en espace la clarinette soliste et deux groupes d’instruments, vibraphone, marimba, harpe d’un côté, alto, violoncelle, contrebasse de l’autre, donnant là encore forme et corps au faisceau de résonances induites par les virtualités contenues dans les mots du poème. Chez Lemaître, le son semble naître du signe, de l’idée ou de l’image à laquelle il renvoie, faisant alors chanter la poésie, comme ailleurs il fait chanter la peinture. Et, par-là, nous fait nous souvenir, rejoignant le poète Bonnefoy, « de l’arrière-plan tout de continuité, d’unité, qui s’était déployé à l’aube du signe. »
Le disque se clôt avec Les Moires, pour récitant, trois soprani, percussions, flûtes, clarinette, alto, violoncelle, harpe, œuvre de facture inédite chez Dominique Lemaître. Ici c’est un texte, le long poème d’Alexis Pelletier, qui préside à la musique, donne à l’œuvre son squelette autant que sa direction. Si le compositeur et le poète ont déjà collaboré dans Voix-météore et Encore la nuit, on est ici en présence d’un monodrame dans lequel la parole, dans sa dimension signifiante, est première et conductrice. « Il faut absolument me suivre », répète l’auteur-récitant. À moins que cette injonction ne soit le fait des Moires, figures mythologiques redoutables et redoutées qui fixent aux mortels leur sort irrévocable. « Tu coupes la laine, tu l’enroules, tu la files, et vers quelle fin remontons-nous ? » La musique, en retrait par rapport au cheminement sémantique du texte, mais très présente, crée une disposition intérieure, s’insinue dans les plis laissés ouverts par les mots pour en densifier le sens. De même que Pelletier s’éloigne délibérément de la littéralité du mythe antique pour penser notre condition dans sa contemporanéité, le tapis sonore, très riche, tramé par les instruments et les vocalises des trois chanteuses, tantôt lointaines, tantôt inquiétantes ou imprécatoires, toujours désincarnées et hiératiques, n’illustrent pas mais démultiplient la force poétique du texte dit, dans un va-et-vient d’enrichissement réciproque. On pense ici à la phrase de Bachelard : « À chaque verbe revient le juste temps de son action…la poésie écrite, l’image littéraire nous laissent vivre lentement le temps des floraisons. » Les Moires requièrent plusieurs écoutes, non pour en goûter la beauté, mais pour accéder aux voix multiples issues de cette pensée cachée qui en est la source intérieure. Se développe alors, dans l’état d’attention ainsi éveillé, une polyphonie aux innombrables ramifications, faites de correspondances et de réponses. Beauté de l’instant où les vocalises chantées et la flûte se fondent en une même note tenue, dans une sérénité soudaine qui contraste avec l’intensité dynamique de ce qui précède – le poème dit alors « vieux motif qui remonte avec les sons et dont on ne sait s’ils viennent de l’enfance ou s’ils créent une mélancolie au présent » (comment ne pas penser à Stèle, à Khronos ?), avant l’irruption animée du violoncelle, puis de la percussion, qui viennent hachurer le vers suivant : « et qui saisissent notre écoute et dont je ne sais dire comment elles s’inscrivent dans l’époque ». Le chant en arrière-fond, toujours dénué de paroles (comment l’inflexible nécessité pourrait-elle être comprise des humains?), se fait de plus en plus fantomatique, comme un écho d’outre-tombe, d’un lointain affirmé par l’archaïsme du mythe, celui d’une mémoire asubjective. La pièce, une fois les derniers mots prononcés – « et quand l’une des trois coupe le fil, tu sais combien elle nous prive de tout sauf de la mémoire légère d’être ensemble » – s’étire en une même note tenue où se joignent voix et instruments, longuement, jusqu’au coup bref, terminal, de la percussion – le geste d’Atropos -, et le silence vibratoire, hautement habité : quelque chose dure, au-delà de la mort, ou de la fin de ce qui fut, dans « cet ici et maintenant sans dieux mais non sans mystère », selon les mots d’Yves Bonnefoy.
Ils ont écrit sur le CD "De l'espace trouver la fin et le milieu" - Dan Barrett plays Dominique Lemaître
L’éloge du violoncelle par Dominique Lemaître (ResMusica, février 2021)
par Michèle Tosi
D’inspiration diverse, ce nouveau CD monographique de Dominique Lemaître réunit cinq pièces autour du violoncelle, celui de Dan Barrett rejoint, ou non, par un second partenaire.
Si les deux pièces solistes de l’album se situent à plus de vingt-cinq ans de distance (1992-2018), on y observe pour autant la même économie de moyens dans le matériau et une dimension verticale/harmonique de l’écriture, cette recherche dans le spectre du son que mène avec obstination Dominique Lemaître dans ses compositions. Mnaïdra, du nom d’un temple maltais, est l’œuvre la plus ancienne de l’enregistrement. Hiératique et contemplative, la musique se développe autour d’une note polaire, le si♭, et d’un intervalle, le demi-ton (ou son renversement la septième majeure), dévoilant progressivement l’image sonore de la vision première. C’est celle de l’envol qui fonde l’écriture de Plus haut (2018), une quête fervente vers la lumière nourrie par la résonance des pizziccati que mène Dan Barrett sur son instrument, arpentant tout le registre du violoncelle sur les degrés d’une échelle-harmonie. Fallait-il pour autant pousser la réverbération/amplification du son à un tel niveau, au point de modifier sensiblement les qualités acoustiques (grain et couleur) de l’instrument soliste ?
Côté duo, c’est à partir d’un rythme obstiné que s’élabore celui des deux violoncelles dans Orange and yellow II, une transcription de la pièce éponyme pour deux altos dont le titre est emprunté au peintre Rothko. Répétitive et incantatoire comme l’est volontiers la musique de Lemaître, l’œuvre exploite le procédé du canon-écho entre les deux violoncelles, phénomène d’ombre double joueuse et féline grossie par l’amplification généreuse qui prévaut dans tout l’album. Réunissant le violoncelle et la clarinette (Michiyo Suzuki) dans Thot (1994), Lemaître recherche les effets de textures entre les deux instruments : la clarinette s’immisce dans le spectre du violoncelle ou, inversement, le violoncelle s’inscrit sur les multiphoniques de la clarinette, élaborant une matière d’une complexion sensible et délicate.
Stances, hommage à Henri Dutilleux écrit pour le centenaire du maître disparu (2016) est la pièce la plus attachante de l’album. Dans un cheminement intérieur et rêveur, la ligne de violoncelle évolue sur la toile harmonique du piano, les deux instruments complémentaires gardant ici une certaine autonomie. Le violoncelle explore toute l’échelle de son registre, s’aventurant dans la zone fragile et détimbrée des harmoniques aigus. Seize sections enchaînées articulent cet « in memoriam » invitant l’auditeur à une écoute immersive. Dan Barrett, qui en est le dédicataire, déploie un large nuancier de couleurs au côté du piano irradiant de Jed Distler.
Habiter ici en gardant une empreinte des cimes (lelitteraire.com, décembre 2020)
par Bernard Grasset
Constitué de cinq pièces, cet album émouvant, scintillant, est né d’une rencontre entre le compositeur Dominique Lemaître et le violoncelliste Dan Barrett à l’occasion d’un concert dans une petite église de Lucca en Italie. Tiré du poème Les plaintes d’un Icare de Baudelaire, le titre de l’album, De l’espace trouver la fin et le milieu, a été choisi par le violoncelliste virtuose américain qui en est l’interprète central.
Pour les pièces qui ne sont pas en solo, lui sont associés le violoncelliste russe Stanislav Orlovsky, la clarinettiste d’origine japonaise Michiyo Suzuki et le pianiste américain Jed Distler. La notice de présentation, claire, précise, savante, est due à Pierre-Albert Castanet, professeur, musicologue et compositeur.
Né en 1953, Dominique Lemaître, auteur d’un corpus important, a étudié les lettres et la musicologie à l’Université de Rouen. Après avoir été initié à la musique électroacoustique et étudié la composition musicale dans la classe de Jacques Petit, il a creusé son propre chemin dans le monde musical en devenant un compositeur créateur d’un univers sonore tout imprégné de poésie.
Familier notamment des œuvres de Maurice Ohana, György Ligeti, Gérard Grisey, Tristan Murail, il a connu Henri Dutilleux à la fin de sa vie et restera particulièrement attaché à ce musicien. Vivant à Fécamp, il continue là de créer des œuvres dans lesquelles, à côté de la flûte, le violoncelle occupe une place essentielle.
Le violoncelle, seul instrument présent dans chacune des pièces de De l’espace trouver la fin et le milieu, donne sa tonalité singulière, faite d’une alliance de profondeur et de lumière, à l’album. Le titre de la première composition pour deux violoncelles, Orange and yellow II, transcription d’une pièce pour deux altos en hommage à Morton Feldman, est emprunté à un tableau éponyme de Mark Rothko.
D’une durée de près de 8 mn, elle est datée de 2013. A travers une économie de sons ponctuée de soudains jaillissements, la musique entre en dialogue avec le silence, les profondeurs intérieures. La lenteur frôle l’immobilité tout en laissant place à d’inattendues accélérations. Œuvre du presque silence alliée à de saisissants éclats.
Ecrite en 1994 pour clarinette et violoncelle, brève, Thot, la seconde œuvre, doit son titre au dieu égyptien, inventeur de l’écriture, scribe au savoir infini, que Platon évoque dans Phèdre [1]. Elle éveille des impressions d’immensité, d’étendues sablonneuses éclairées d’un brûlant soleil, sur lesquelles pourraient se dessiner des lettres énigmatiques. On songerait à l’univers poétique et philosophique d’Edmond Jabès, écrivain de la trace et du désert.
Les voisinages pleins de finesse entre clarinette et violoncelle suggèrent, en même temps que l’infini dans l’espace, ces parcelles d’éternité qui éclairent le temps. Comme un homme assoiffé marchant longtemps dans le désert. Si la fontaine est invisible, hors d’atteinte, pour les bavards, celui qui accueille en lui le silence s’en approche, en devine la présence. La sobriété de l’écriture musicale a cette force de permettre à l’auditeur de rejoindre les mondes intérieurs, les mondes lointains.
Aussi brève, Mnaïdra, la pièce qui suit, la plus ancienne, est consacrée au seul violoncelle. Mnaïdra est un temple mégalithique, situé dans l’île de Malte [2], île des Abeilles. Dans Mnaïdra, les sonorités de si au début et de la à la fin demeurent dominantes, ponctuées de pizzicati. C’est comme une longue, unique mélodie, qui se déploie dans le recueillement, un dépouillement parfois extrême.
Un lyrisme intérieur, dense, profond, laisse scintiller quelques étoiles ignorées.
Datée de 2015 et dédiée à Dan Barrett, Stances, hommage à Henri Dutilleux, avec une durée de près de 15 mn, est la plus longue œuvre de l’album. Admirateur de Dutilleux, Dominique Lemaître éprouvait une prédilection pour son quatuor Ainsi la nuit et son concerto, au titre emprunté à Baudelaire, Tout un monde lointain. Avec Stances, c’est la première fois que Dominique Lemaître, auteur de nombreuses pièces pour violoncelle, créait une œuvre associant le piano et le violoncelle.
A travers la rencontre de l’instrument à cordes frappées et de l’instrument à cordes frottées, ces stances musicales captivent. Une poésie du secret, de la lumière voilée, murmure au cœur de l’auditeur. A la clarté du piano se conjoint la profondeur du violoncelle. C’est comme un ruisseau coulant dans la forêt, une douce ascension. Une poésie de l’infime et de l’éclair, une musique qui explore des terres sonores inconnues. Et comme le piano égrène des cristaux de lumière, le violoncelle retrouve en nous des jardins oubliés.
Consacré au seul violoncelle, Plus haut, l’œuvre la plus récente (2018) qui reprend des éléments d’Altius, composition concertante, conclut l’album. Trois sections qui s’enchaînent et qui appellent, en écho du titre, à une lente montée, une élévation. De manière poignante, en variant les rythmes à partir du rythme essentiel qui est celui de la profondeur, Plus haut se déploie, dans un langage musical de la densité, de l’intensité, comme un appel à rechercher la source perdue, cachée dans les hauteurs, ces cimes que l’on ne peut atteindre qu’en se dépouillant de ce qui, inutile vacarme, alourdit nos pas.
C’est comme si se découvrait un paysage de terre et de vent, s’envolait soudain l’oiseau blanc entre nuages et arc-en-ciel. Habiter ici en gardant une empreinte des cimes. Et le violoncelle laisse vibrer en nos mémoires, loin des bruits et des images factices envahissant nos heures, l’invitation au voyage vers l’autre pays, pays d’infinie lumière.
Nourri de mythologies, sensible aux symboles comme à l’astrophysique, passionné d’hellénisme, Dominique Lemaître nous livre un univers sonore polyrythmique, conjoignant assonances et dissonances, répétitions et variations, espace et temps, revenant à des notes-clés et explorant l’inattendu. Comme celle de Federico Mompou, mais dans un registre bien différent, sa musique est musique du silence. Venue des profondeurs intérieures, elle est jaillissement vers les hauteurs.
De l’espace trouver la fin et le milieu est une œuvre à écouter comme une invitation à creuser et à gravir. Mouvement de forage et mouvement ascensionnel. Entre puits et ciel étoilé.
Des mélodies de sable et d’infini s’attardent ainsi pour qui laisse place à l’écoute intérieure. Souvent poignant, cultivant l’art de la suggestion plutôt que celui de l’exposition, De l’espace trouver la fin et le milieu rappelle à qui l’aurait oublié que la musique contemporaine peut être fascinante. Dans le multiple cueillir l’un, dans l’instant l’éternité, de l’espace découvrir le terme et cheminer vers le mystère.
Un disque à écouter, réécouter, ainsi qu’un poème de vent et de lumière.
Time and Space (classicalmusicdaily.com, octobre 2020)
par Geoff Pearce
French composer Dominique Lemaître is new to me, even though he has written over a hundred works and was born in 1953. I was, therefore, intrigued by this disc and the opportunity to review it. The composer’s output encompasses a great variety of music and he has acknowledged a wide range of musical influences. He is particularly fond of the cello and this shows in this very effective offering.
The first work, Orange and Yellow II – Homage to Morton Feldman, was originally written for two violas in 2013 and is part of an ongoing series of duos that started back in 2005. The work is in one movement. As the work is stereophonic in nature, yet the parts intertwine at the same time, a good sound system or stereo headphones are essential. The composer shows great skill in writing for the cello and employs many different techniques to provide a varied and interesting soundscape. The percussive plucked notes, harmonics and playing on or close to the bridge are particularly effective and the eight-minute work is never dull and is performed with consummate skill.
he second work, Thot (1994), is scored for cello and clarinet and refers to the Egyptian god of scribes and the record keeper of the relationships between things and humans. There is a sensuousness about this music as the two instruments come together, but a sense of the eternal, and timelessness as they grow apart. At times the texture and sounds make you think that more than two instruments are involved, yet at other times, an almost lunar-like emptiness makes one listen intently. This is a beautiful piece encapsulating time and space.
Mnaïdra for solo cello, written in 1992, takes its name from a bronze age temple situated in the south of the island of Malta. Historically it has been known as ‘The temple of bees’ or as ‘The temple of honey’. Perhaps this is portrayed by the drawn out note that begins each phrase. The accompanying booklet gives a detailed analysis. To quote Claude-Henry Joubert, ‘This is a world that has passed, a presence that has disappeared, a voice that has gone silent but of which the echo lingers on, a memory.’ To me, this sums up very well this work, especially the second half of it.
The composer Henri Dutilleux, who died in 2013, aged ninety-eight, was known to Lemaître. Stances, homage à Henri Dutilleux was written in 2015 as a tribute to this great twentieth century composer, and also to acknowledge his important works for the cello. It also served to commemorate the one hundredth anniversary of Dutilleux’s birth which occurred the following year. This work is quite substantial, over thirteen minutes long and is scored for cello and piano. It is my personal favourite work on this disc, and echoes of Dutilleux can be felt throughout, in particular of Tout un monde lointain, a Dutilleux work which I also love. This strangely compelling Lemaître work is at times elegiac and at others more impassioned. Even though the work is made up of sixteen adjoined sections and three different pitch ‘reservoirs’ and tempi, there is a unity that connects the whole work, which is the repetition and extension of the opening note flourish on the piano.
Lastly, Plus Haut, composed in 2018, evokes an elevation from the earth element to one of air. It is scored for solo cello, is in three sections and is drawn from elements of an earlier concertante work for cello and ensemble that Lemaître wrote in 1999-2000 called Altius. As the work progresses, one senses a feeling of leaving the ground and ascending upwards. This is especially evident in the final section as the melodic line climbs ever higher and with increasing intensity before it dissolves into the distance.
This is a remarkably interesting CD and one that I enjoyed very much. All the artists involved, and especially cellist Dan Barrett, produce truly inspirational music making. The music itself is honest and original, and I would certainly like to hear a lot more by this composer. I hope, even if contemporary music is not your ‘thing’, that you give this disc a good listening. Unlike much contemporary music, it is easily accessible on first hearing and has much to recommend it.
Dan Barrett: De l’espace trouver la fin et le milieu (Textura.org, septembre 2020
De l’espace trouver la fin et le milieu roughly translates as “From space find the end and the middle,” and consistent with that, the cover image shows an incredible nebulae in some distant galaxy. However, the five premiere recordings performed by cellist Dan Barrett of works by French composer Dominique Lemaître (b. 1953) give a slightly different meaning to the word. The forty-four-minute recording engenders an enhanced sensitivity to space, especially when perhaps the most salient aspect of the cellist’s playing has to do with presence. Each moment invites focused attention, such that the listener experiences with him the piece as it develops. And with such a modicum of instruments in play—Barrett alone on two and joined on the rest by a single partner—a spacious quality is conspicuous in each performance.
Reinforcing such impressions are the distinguishing characteristics of Lemaître’s music. Texture, shape, and sensuality are prominent, and it’s possible to detect the influence of figures such as Claude Debussy, György Ligeti, Gérard Grisey, and Tristan Murail. Mystery and melody are present also, though the latter more emerges indirectly in the form of melodic contour than compact statement. Interplay of light and shadow, oscillation between consonance and dissonance, and focus on singular tone sequences also characterize the album’s settings. It hardly surprises that a 2018 book about his music has the title À la recherche du temps suspendu (In Search of Suspended Time).
Cellist Stanislav Orlovsky joins Barrett on the opening Orange and yellow II (2013), a “stereophonic” duet whose title was inspired by a 1956 Mark Rothko painting. Originally written in 2009 for two violas, the transcription sees the cellos entwining for eight minutes, their intense interactions engrossing throughout. During one passage, ascending figures alternate with a recurring three-note theme, but the material, like much else on the recording, resists simple definition when it unfolds like a living organism. Titled after the Egyptian god of scribes, the subsequent Thot (1994) pairs Barrett with clarinetist Michiyo Suzuki, their methodical interplay as unpredictable and focused as the cellists. A meditative, at times querulous quality pervades the work as its shadowy stillness extends across six minutes.
Two pieces feature Barrett alone, the first Mnaïdra (1992) titled after a temple erected in the south of Malta Island during the Bronze Age and the second, 2018’s Plus haut (Higher), exemplifying a shape consistent with the title’s meaning. Mnaïdra is treated to a bravura rendering by the cellist, his playing captivating in its blend of drawn-out bowed notes and pizzicatos and with dynamics exploited resonantly. The minimal gestures and use of space alludes to a time long past and a physical presence that now exists as little more than a memory. Intensity builds slowly in Plus haut until the ascension-oriented material seems to hover comfortably in the air, Barrett punctuating the performance with aggressive figures and upward swoops.
Appearing in the penultimate position, Stances, hommage à Henri Dutilleux (2015) qualifies as the album’s centrepiece, not just for its nearly fourteen-minute length but for the impression it makes; that Lemaître dedicated the cello-and-piano duet to Barrett, who met the composer for the first time at a 2015 summer festival in Lucca, Italy, makes it feel all the more special. The main honouree, however, is French composer Henri Dutilleux (1916-2013), who Lemaître got to know and wanted to pay homage to on the one-hundredth anniversary of his birth. Barrett and pianist Jed Distler bring to life this gripping chamber setting, whose sixteen adjoined sections are structurally grounded in three tempos and three pitch reservoirs that regularly alternate. Like the album’s material in general, it’s a ponderous, spectral, and texturally focused work that progresses without haste and in accordance with a logic natural to it.
In the release’s packaging, Barrett expresses appreciation for his friendship with the composer but also notes that he shares Lemaître’s “philosophies of craftsmanship, creation, and musicality.” Certainly evidence of all three is abundant throughout De l’espace trouver la fin et le milieu, the recording reflecting sensibilities and values common to performer and composer.
Ils ont écrit sur le CD "Quatuors à cordes, String quartets"
Nocturnal – La galaxie enchantée du monde infinitésimal de Dominique Lemaître (Site Musikzen, février 2021)
par Franck Mallet
Influencé par le courant spectral (Ligeti, Scelsi…) et par l’ascétisme de Feldman et George Crumb, Dominique Lemaître (né en 1953) privilégie le son étiré et soutenu, reflet d’une vibration intérieure et fugitive, à l’image de ce récent quatuor à cordes avec soprano Sur l’île ovale de couleur bleue, de 2015. La voix, omniprésente et éthérée – la soprano Kaoli Isshiri – psalmodie quelque ancienne mélopée inintelligible imaginée à partir de la série de tapisseries La Dame à la licorne (XVème siècle) conservées au Musée de Cluny, à Paris. « Un chapelet de voyelles colorées et de phonèmes plus ou moins percussifs », comme l’écrit Pierre Albert Castenet, biographe du compositeur, irradié par le mouvement souple et aérien des cordes du Quatuor Stanislas. Vingt ans plus tôt, Pour voir la nuit (1991) dévolu à un seul quatuor à cordes, fascine tout autant par son coloris faussement statique, avec ses effets microscopiques d’hétérophonie où les sons glissent en parallèle sous l’archet, se fondent et se disjoignent, créant une dynamique inouïe. Autre quatuor à cordes, Lignes fugitives (2009) se déploie lui aussi sur une trame spectrale, plus heurtée, avec des effets de tournoiement isolés dans un espace ouvert sur l’infini. À la fois mystérieux, nébuleux et sensible, du monde de Dominique Lemaître surgit une galaxie enchantée.
De l’image au son, du son à la couleur (Site Rouen sur Scène, avril 2020)
par Sophie Renée Bernard
”La poésie suprême n’a d’autre but que de tenir ouvertes les grandes routes qui mènent de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas.” Sur l’île ovale de couleur bleue, la pièce inaugurale du présent disque, semble faire écho à ces mots de Maeterlinck. Par son titre d’abord, éminemment poétique, comme toujours chez Dominique Lemaître, si l’on entend par là ce qui est propre à déclencher un imaginaire, à “ouvrir en nous le ciel”, selon les termes du philosophe Bachelard, par l’éveil d’une activité intérieure intense. Par son origine d’autre part, lorsque l’on sait que l’écriture du compositeur puise sa source dans l’élan dynamique produit par la vision d’un tableau, le récit d’un mythe, la richesse évocatrice d’une idée. De là, c’est comme si les vibrations suscitées par une image, un vers, un concept faisaient advenir l’œuvre, non comme réalité figée, mais comme résonance, processus illimité s’apparentant à un mouvement d’approfondissement, de creusement des possibilités infinies du son conjuguées à celles de l’idée génératrice.
Sur l’île ovale de couleur bleue est née de la contemplation de la série des six tapisseries de La Dame à la Licorne, qu’il s’est agi pour le compositeur de faire sonner, et d’une phrase du poète Rilke lue dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, inspiratrice du titre de la pièce autant que de son écriture. Le narrateur des Cahiers, “passant lentement” devant les tapisseries, les décrit à une femme absente, Abelone, figure sans visage dont on apprend seulement qu’elle chantait et que sur le chant “on pouvait monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu’à ce que l’on pensât que l’on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà.” Rilke, s’adressant mentalement à cette femme, remarque que la Dame, entourée d’une licorne et d’un lion, se tient hiératiquement sur “une île ovale de couleur bleue” flottant au-dessus d’un fond rouge parsemé d’animaux et de fleurs. Et de s’interroger devant la paix des images : “Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence ?” Questionnement, ou vœu auquel Dominique Lemaître, emporté lui-même par le pouvoir suggestif de la pensée rilkéenne, répond. Dialogue silencieux, improbable entre deux œuvres, deux artistes, peut-être trois, et davantage.
D’un côté le poète, que les tapisseries d’Aubusson appellent du côté de la nécessité de la musique (ceci malgré une réticence surprenante de la part de ce grand poète à l’encontre de la musique, art temporel de l’arrachement à soi qui ne déposerait en aucun lieu, qui ne prendrait pas forme stable contrairement à la sculpture); de l’autre le compositeur qui fait s’élever une voix venue de nulle part – d’un point de vue strictement musical – si ce n’est de la parole du poète elle-même criblée d’images, de langages et d’inquiétude. Premiers instants de l’œuvre : une voix humaine émerge (voix ductile et rigoureuse de la soprano Kaoli Isshiki, conduite avec une intelligence, une grâce dont le jeu subtil du Quatuor Stanislas apparaît comme le prolongement organique). D’où la voix vient-elle ? Où commence-t-elle, où finit-elle ? D’emblée l’œuvre nous place dans un état de question sans réponse due à une forme d’équivocité auditive, d’indifférenciation des lignes vocale et instrumentales, par lesquelles la voix chantée, tantôt mélancolique, tantôt plus péremptoire, semble glisser au-dessus, en-dehors de la nappe sonore déployée par les cordes, tantôt se fondre avec elles, dans une sorte d’alternance océanique de flux et de reflux hors de toute métrique.
Réminiscence mystérieuse, non fortuite, à l’écoute de Sur l’île ovale de couleur bleue, de l’étrangeté qui saisit l’auditeur dès les premières mesures de Pelléas et Mélisande de Debussy. Étrangeté du lieu du drame, entre mer et forêt, sans nom, sans indice à quoi arrimer le réel. Étrangeté des voix comme posées sur le tapis harmonique de l’orchestre, étrangeté de ce qui se dit et refuse de se dire. “Je ne suis pas d’ici”, murmure Mélisande égarée au vieux roi, qui insiste : “Où êtes-vous née ?”. Besoin rationnel de savoir, d’enfermer peut-être en une généalogie, besoin déçu jusqu’au bout. “Oh loin d’ici, loin.” On n’en saura pas davantage. Œuvre de l’attente, comme l’est Sur l’île ovale, et de la sensation inexplicable d’une profondeur du temps mêlé à une mémoire insondable. Attente d’un événement, attente d’un sens, d’un développement, suspension d’un temps qui serait orienté, suspension modale à la limite de la consonance : l’on est dans la durée pure, ou plutôt dans l’immobilité de l’attente jamais comblée et néanmoins remplie de la présence spiritualisée de l’absent. Assurément la beauté de l’œuvre de Lemaître relève de sa forme sensible autant que de la richesse des correspondances, presque au sens baudelairien d’un continuisme des plans sensoriels et des liens invisibles qui relient le compositeur-poète au monde et aux choses de l’esprit.
“Voici toujours cette île ovale de couleur bleue” : l’île mentionnée par Rilke est dépourvue de contours. Nulle réalité, nulle figuration, mais une impression d’île engendrée par la seule collision du bleu et du rouge, une illusion optique hors du dessin, par le seul effet d’un contraste chromatique. Cette mise en relation de l’artifice pictural et du langage comme condition de l’existant, l’illusion signifiée littérairement se trouvent réalisées par des moyens purement musicaux dans l’œuvre de Dominique Lemaître. Le tuilage sonore, le mélange des timbres, le “trompe-l’oreille”, la fusion ou le dialogue du chant et des cordes induisent un brouillage auditif, une perte des repères sensoriels habituels ; l’hésitation récurrente de la voix qui se fait tantôt ténue, en retrait, ou très présente, paisible ou offensive, heurtée ou litanique, dans la confrontation avec les autres instruments ou dans une étreinte amoureuse, semble sur le bord toujours, suspendue, dans l’attente. De quoi ? D’un endroit où être, d’une place ?
De nouveau, dans un geste hautement artistique, Lemaître donne à entendre les correspondances secrètes, les résonances multiples et souterraines produites par son rapport sensible à l’œuvre de Rilke, et aux tapisseries de la Dame à la Licorne longuement regardées. Le chant, très expressif, ne dit cependant rien. La voix n’est pas ici le support d’un sens, mais le déroulé d’une suite de phonèmes, d’une langue inventée. Le compositeur parvient alors à nous installer dans une attente indéfinie, non sans lien avec l’énigme jamais élucidée posée par la présence de ce qui ressemble à une devise dans la sixième tapisserie : “À mon seul désir.” Le désir, tension vers ce qui n’est pas, ouvre une dimension du temps qu’est l’avenir ; mais aussi, le désir semble voué à rester désir : inassouvi. C’est exactement ce qu’éprouve l’auditeur à l’écoute de l’œuvre. De même que les tapisseries nous laissent dans l’interrogation quant à la signification de ces quatre mots prise à jamais dans le mutisme de la trame comme une langue perdue, Sur l’île ovale de couleur bleue nous fait faire l’expérience de l’attente dans son caractère métaphysique, en tant qu’extase, littéralement temps vacant éclairé par la présence d’une altérité polarisatrice, et recherche d’un sens jamais donné comme tel, mais immanent à l’œuvre dans sa syntaxe singulière. Après la longue tenue dans le suraigu de la voix qui confine au cri, le chant de la soprano s’apaise, se fait fragile, tandis que les cordes opèrent une montée diatonique jusqu’à culminer sur une longue note finale suraiguë du violon, à la lisière du silence. Pièce magnifique, toute en retenue et sensualité que prolongent admirablement, malgré l’éloignement des dates de leur conception, Lignes fugitives et Pour voir la nuit fléchir.
À l’instar de Sur l’île ovale de couleur bleue, Lignes fugitives se présente d’un seul tenant tel un bloc temporel autour d’une note centre de gravité, marqué par d’infimes variations de timbres, de textures, irrigué par ce que l’on peut nommer une respiration interne. De nouveau, le titre de cette pièce de vingt minutes est riche de sens. Il nous propulse au cœur de la peinture avec le concept esthétique de ligne de fuite, mais aussi dans le tourbillon du temps, ce non être à l’aune de l’éternité, donnant à sentir, très profondément, l’éphémère. La beauté de l’œuvre réside certainement dans ce devenir-peintre du compositeur, dans le devenir-couleur du son. Tout repose sur la mise en regard d’un temps étale, apparemment statique, où se font entendre de longues tenues d’une note, les variations des timbres et la puissance du son suscitées par l’entrelacs ou le tissage des voix du quatuor. Les lignes instrumentales se croisent, se superposent, se combattent, se densifient ou s’amenuisent dans l’instant de la rencontre, donnant lieu à un processus d’intensification et de transformation de la couleur, processus jamais achevé, comme une toile qui s’engendrerait tout en s’abolissant, dans une succession de métamorphoses ovidiennes. Une matière se façonne, s’effrite, se dilue. Mouvements d’émergence et de dissolution par lesquels quelque chose éclôt sans s’épanouir totalement. L’on croit voir les coups de brosse, le couteau, le pinceau à l’œuvre.
Tel le peintre impressionniste cherchant à saisir sur le vif la fugacité des choses et de la lumière, mais aussi, à mettre en avant le travail de la peinture dans sa matérialité, Dominique Lemaître ici nous fait prendre part à une recherche chromatique qui semble n’avoir pas de fin. Si la peinture, comme l’analysait Bachelard, est “l’écoute des rythmes et de la matière”, on peut dire que Lignes fugitives s’inscrit dans cette idée par la création d’impressions chromatiques, de vibrations à la jonction de la lumière et du son. Œuvre chatoyante, liquide, flux d’impressions fugitives, cela n’est pas sans évoquer les “peintures remuantes” de Bachelard à propos de l’action de la couleur, de l’activité calorique, vibratoire, lumineuse de la pierre autant que de la mer des tableaux de Monet. La fin de la pièce nous offre de larges aplats monochromes, effectués par le geste lent du pinceau qui voudrait peut-être faire jaillir ultimement la lumière, dans une caresse longue qui peu à peu s’éteint.
Avec Pour voir la nuit fléchir, œuvre la plus ancienne de cet enregistrement, Dominique Lemaître semble aller aux confins de l’épure musicale, oscillant sans cesse entre le silence et le son, l’être et le non-être, l’être lui-même n’étant pas à strictement parler, puisque de nature temporelle. L’œuvre se déroule en lignes mouvantes continues, desquelles surgissent de micro-événements sonores. Le compositeur nous fait éprouver la sensation de la durée, du temps pur, cet insaisissable dont parlait saint Augustin, “ce qui est parce qu’il n’est pas”. Œuvre aux préoccupations métaphysiques là encore, mais sans que la rigidité ou l’abstraction du concept n’apparaisse jamais. Le travail de Dominique Lemaître, dans cette pièce comme dans l’ensemble de son œuvre, est d’abord un travail sur le son dans sa physicalité, sa spécificité et sa singularité sur le plan des timbres instrumentaux, son pouvoir sensitif, émotionnel précédant voire excluant toute représentation ou conception. Ainsi, c’est au sein de l’expérience acoustique que Lemaître fait vivre en nous l’inconsistance ontologique du temps, celle-là même que Jankélévitch pointait dans son analyse sur la musique et l’existence, cet intervalle entre deux silences, ou deux non êtres, ce “presque rien” qui est tout. Pour voir la nuit fléchir nous donne à sentir musicalement, formellement l’évanescence érigée en réalité d’autant plus précieuse qu’elle tient à un fil.
Note de lecture de Bernard Grasset (Revue littéraire et artistique Temporel, septembre 2019)
par Bernard Grasset
L’œuvre de Dominique Lemaître, ce musicien ami des poètes, s’inscrit notamment dans l’héritage du courant spectral français (Tristan Murail, Gérard Grisey…) et dans celui d’Henri Dutilleux qui alliait clarté et mystère. Il y a dans sa musique un mouvement ascensionnel, une recherche de suspension du temps, un silence habité de lumière. S’il aime privilégier les instruments à vent (flûte, clarinette…), l’art du quatuor à cordes lui permet d’explorer les richesses cachées du violon et du violoncelle. Son écriture, qui témoigne d’un sens de l’infini, du sacré, est à la fois contenue, poignante et scintillante.
Trois quatuors, constitués d’un seul mouvement, nous sont donné à écouter ici : Sur l’île ovale de couleur bleue (2015), Lignes fugitives (2009) et Pour voir la nuit fléchir (1991). Dans le premier quatuor, la voix, qui joue le rôle d’un véritable instrument, se situe au centre d’un voyage dans l’espace, entre cri et silence, clarté et angoisse. L’auditeur se trouve plongé dans l’intériorité comme aimanté par l’infinité. Le second quatuor invite à un nouveau voyage sidéral. Une cascade de lumière ruisselle à la fenêtre. De l’infime surgit l’essentiel. Dans le dernier quatuor, un monde nocturne nous est dépeint. À travers le récit comme d’années lointaines, alto, violons et violoncelle nous dévoilent un horizon secret, des cimes tourbillonnantes de neige.
Brefs, denses, intenses, mêmes et différents apparaissent ces trois quatuors qui sont autant de variations sur l’indicible. Il y a un souffle serein et tragique qui les parcourt. Des étincelles surgissent au seuil de l’énigme du cosmos. La musique stellaire de Dominique Lemaître, litanie de l’âme, arpèges du corps, nous invite à rêver d’un autre pays qui murmure au cœur de nos silences. Un disque de quatuors vraiment à découvrir.
Les cordes sensibles de Dominique Lemaître (ResMusica, juillet 2019)
par Michèle Tosi
Avec une écriture et une ligne esthétique qui s’écartent sensiblement du modèle du genre, les trois quatuors de ce nouvel album monographique de Dominique Lemaître nous font traverser des contrées sonores insoupçonnées sous les archets du Quatuor Stanislas.
Renonçant à l’écriture dialogique des quatre cordes au profit de trames sonores qu’il inscrit dans une temporalité singulière, Dominique Lemaître s’intéresse à la ligne et ses déploiements dans un espace qui se construit à mesure. Les titres poétiques, Pour voir la nuit fléchir, Lignes fugitives, Sur l’île ovale de couleur bleue, font écho à une musique évocatrice où les textures et le mouvement sont des données essentielles de la composition.
C’est l’énergie qui est à l’œuvre dans Lignes fugitives (2009) : énergie cinétique propulsant les figures rubans dans l’espace ; énergie du son, lorsque les quatre cordes, ancrées sur une seule note qui circule d’un pupitre à l’autre, en font varier les couleurs, l’allure et l’entretien. Dans Sur l’île ovale de couleur bleue (2015), la pièce la plus récente de l’album, Lemaître confie la ligne conductrice à une voix de soprano – envoutante Kaoli Isshiki – entrainant dans son sillage les quatre cordes qui lui confèrent tout à la fois une texture, une profondeur et une envergure spectrale. La langue inventée, les intonations modales et le rythme litanique donnent à l’ensemble une allure de rituel aux couleurs archaïsantes. Des voix fantômes semblent se fondre aux couleurs des cordes graves dans Pour voir la nuit fléchir (1991), une pièce puissamment expressive et d’un seul flux. Lemaître y tisse une polyphonie de lignes mouvantes dont il fait fluctuer l’éclairage. Comme dans Lignes fugitives, un travail très fin est opéré sur la matière et les textures, telles ces couleurs diaphanes (les premiers rayons du jour) au terme de la trajectoire, obtenues par les sons harmoniques des violons. Le Quatuor Stanislas allie fluidité du jeu et synergie des archets, ampleur du son et précision du détail, pour servir au mieux cette musique de timbres toujours en quête d’expression.
Ils ont écrit sur le CD « Pulsars »
Flûtes au pluriel avec Dominique Lemaître (ResMusica, mars 2015)
par Michèle Tosi
Appelant des résonances cosmiques, Pulsars est le septième CD monographique du compositeur Dominique Lemaitre. L’album scelle une collaboration active autant que fructueuse menée avec le flûtiste émérite François Veilhan et son ensemble Campsis.
C’est la flûte donc, déclinée dans tous ses registres et sa gamme d’expression, qui est à l’honneur dans sept des huit titres de ce nouveau disque balayant quelques vingt années de composition. Instrument immémorial du souffle originel, de l’incantation et du mystère (Still pour flûte alto), la flûte chez Dominique Lemaître est aussi source d’énergie en phase avec l’activité du cosmos. A l’instar de Gérard Grisey captant les signaux des astres dans Le noir de l’étoile, Dominique Lemaître convoque deux flûtes jumelles dans Pulsars pour exprimer l’irradiance des sonorités et la fulgurance des trajectoires. Dans Ombra della sera, nom d’une petite statuette étrusque en bronze qui exerce son pouvoir d’attraction sur le compositeur, les « mixtures » des trois timbres colorés de souffle (piccolo, flûte et flûte alto) évoquent parfois les jeux d’anche de l’orgue. Des associations que l’on retrouve dans Miroirs de l’attente pour quatuors de flûtes – merveilleux ensemble Campsis – où les instruments font miroiter les couleurs sous des éclairages sans cesse renouvelés.
Si l’on sent ce qu’il doit à la génération des spectraux dans sa quête des espaces sonores et du champ de la résonance, Dominique Lemaître aime instaurer des climats méditatifs dans un temps très étiré qui maintient l’écoute comme suspendue à la destinée de la trajectoire sonore. Dans De la nuit 2, le piano est la chambre d’écho où s’immerge progressivement la flûte alto dans une atmosphère très sombre et onirique. Dans Côté jardin (à la Villa d’Este), c’est au contraire l’instrument solaire et incantatoire qui prévaut – celui de François Veihlan multipliant les performances solistes dans cet album – et un travail subtil sur l’irisation des sonorités de la flûte. On respire même un certain parfum d’orient dans Cantus, associant la flûte à une riche palette de percussions (mates et résonnantes) offrant des contrastes saisissants de dynamiques et de colorations timbriques. Seule pièce qui ne sollicite pas la flûte et axe médian de cet enregistrement, Échos des cinq éléments pour piano solo est une référence directe à la pensée chinoise. Sous les doigts de Brigitte Trannoy-Petitgirard, la pièce explore les potentialités spatiales et résonnantes du piano selon divers processus renouvelant d’autant l’écriture et les trajectoires sonores.