Ils ont écrit sur le CD "A l'oreille du ciel"

Lais­ser vibrer l’infini dans le fini (lelitteraire.com, mars 2023)

par Bernard Grasset 

Le der­nier album de Domi­nique Lemaître, com­posé de solos et de duos pour divers ins­tru­ments, se trouve inséré dans une pochette à la cou­ver­ture noire et blanche au style japo­ni­sant de Maggy Seyer. Huit pièces, dont la durée se situe autour de dix minutes, sont pro­po­sées à l’écoute. Trois sont consa­crées à un seul ins­tru­ment : alto, cla­ri­nette basse, orgue ; cinq à des duos d’instruments. Parmi ces duos, trois font inter­ve­nir deux ins­tru­ments dif­fé­rents : glo­cken­spiel et vibra­phone, vibra­phone et piano, cla­ri­nette et alto ; deux ne font appel qu’à un seul ins­tru­ment : harpes, altos. Duos et solos, mono­logues et dia­logues ne cessent d’alterner sans que le mono­logue ne se confonde avec le solo, ni le dia­logue avec le duo. Il peut y avoir du dia­logue dans le solo, du mono­logue dans le duo. Duale, sté­réo­pho­nique, la musique d’À l’oreille du ciel unit le simple et le double.

Compo­sée en 2016 et créée à Metz en 2017, la pre­mière pièce appar­tient à la caté­go­rie des solos. L’alto y inter­roge notre ori­gine. Sur la par­ti­tion se découvrent des vers de René Char, extraits du poème Les cerfs noirs (cycle de Las­caux, dans La parole en archi­pel). Du pre­mier vers, « Les eaux par­laient à l’oreille du ciel », se trouve tirée l’expression qui donne son titre à la pièce et à l’album, indi­quant comme sa direc­tion secrète. À tra­vers le poète, le com­po­si­teur entre en dia­logue avec nos ancêtres artistes pei­gnant sur les parois de Las­caux des œuvres énig­ma­tiques. Aux franges du silence, la musique répète inlas­sa­ble­ment son appel. Fur­ti­ve­ment, on croit per­ce­voir quelques accents voi­sins de ceux qui résonnent dans Tier­kreis (pour vielle à roue) de Sto­ckau­sen. Une vibra­tion dans les gouffres. Des éclats tra­çant un che­min dans le cré­pus­cule. Une implo­ra­tion. Une ascen­sion. Des signes dans la nuit. Riche de son dépouille­ment, habi­tée de poé­sie, À l’oreille du ciel laisse s’élever une douce et pro­fonde émo­tion, une émo­tion voilée.

Créé en 2022 à Bobi­gny, Kaléi­do­scope avait été com­posé une année plus tôt (2021) pour deux per­cus­sion­nistes. Glo­cken­spiel à pédale et vibra­phone sont ici uti­li­sés en six sec­tions enchaî­nées. Avec le kaléi­do­scope qui conjugue nombre limité d’éléments et nombre illi­mité de com­bi­nai­sons, fini et infini entrent en réso­nance. Une aube ici se lève, un matin se déploie. L’auditeur éprouve, au fil des notes, la sen­sa­tion de l’espace. Des gouttes d’eau dans le désert. Notre habi­ter devient cris­tal­lin. Un esca­lier qui mène­rait à une lucarne ouvrant sur une contrée scin­tillante. Et si l’art n’avait d’autre sens que de lais­ser vibrer l’infini dans le fini… Kaléi­do­scope des jours.

Après deux pre­mières pièces pleines de contrastes, Vif-argent fait inter­ve­nir des harpes. Écrit en 2020, pen­dant le confi­ne­ment, il a été créé la même année. Depuis déjà long­temps, Domi­nique Lemaître avait entre­pris un cycle de pièces pour duos homo­gènes. Ainsi par exemple de Séléné, hom­mage à Mau­rice Ohana pour deux gui­tares. Vif-argent est la der­nière pièce de cette série. S’il évoque l’ancien nom du mer­cure qui est carac­té­risé à la fois par sa soli­dité et sa flui­dité, il fait aussi écho à Her­mès, devenu Mer­cure chez les Romains, dont on disait qu’il avait inventé la lyre avec une cara­pace de tor­tue et des bouts de ficelle. Musique et poé­sie demeurent de proches voi­sines pour le com­po­si­teur. Les notes des deux harpes de Vif-argent s’égrènent sereines. Un ruis­seau tra­verse la plaine. Des marches sans fin. Des arpèges s’écrivent dans la neige. L’imperceptible, pur, affleure à notre oreille.

Plus ancienne, située au début du cycle des duos homo­gènes, la pièce Orange and yel­low, hom­mage à Mor­ton Feld­man (2009) fut créée en 2010 à Thion­ville. C’est le tableau épo­nyme de Mark Rothko qui donne son titre à cette œuvre la plus courte, avec Kaléi­do­scope, de l’album et lui confère, par le jeu des cou­leurs, un enra­ci­ne­ment pic­tu­ral. Deux altos mono­loguent, dia­loguent. Des motifs s’effacent, reviennent. Les altos explorent l’univers. Len­te­ment s’approchent de l’infime. Une déchi­rure. D’angoissants nuages recouvrent par­fois la terre. Il est un secret des cimes. L’heure scintille.

Ptath (2003) a été créé en 2004 à Stras­bourg. Dieu égyp­tien, ori­gine de la vie et du cos­mos, Ptah façonne l’univers par le verbe. Ce titre devient ainsi, pour Domi­nique Lemaître, comme le sym­bole de la nais­sance de la créa­tion par la parole. On retrouve cette alliance dans les récits de genèse judéo-chrétiens. Dans Ptath la cla­ri­nette basse mul­ti­plie les images sonores. Le rythme, sou­vent vif, se ralen­tit par­fois pour lais­ser place à des jaillis­se­ments. Un jeu de lumières éclaire les brumes. Des échos de légendes brisent le silence. Traces d’origine.

Avec Flies­send 2, com­posé en 2020 et créé à Bobi­gny comme Kaléi­do­scope mais un an plus tard, nous retrou­vons le cycle des duos. Cette fois-ci, ce sont le vibra­phone et le piano qui sont en dia­logue. Le titre alle­mand signi­fie en cou­lant. Cette notion d’écoulement est reprise par l’exergue qui cite la célèbre maxime héra­cli­téenne : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Comme l’espace, le temps se trouve au centre de la créa­tion musi­cale de Domi­nique Lemaître. Le temps est inces­sante dis­pa­ri­tion. Enfon­cée pen­dant toute la pièce sur les deux ins­tru­ments, la pédale crée des effets conti­nus de réso­nance. On retrouve dans cette pièce la sen­sa­tion du cris­tal. À une impres­sion de des­cente vers des grottes sou­ter­raines se conjugue celle d’une marche ascen­sion­nelle aspi­rée par des crêtes loin­taines. La terre appa­raît comme le miroir du ciel. Dans Flies­send 2, la clarté domine. Cas­cades iri­sées, vibra­tions sou­daines, transparence.

Pièce com­po­sée en 2015 et créée en 2016 à Charleville-Mézières, Aeon fait écho, dans son exergue, au Rim­baud qui écri­vait : « Elle est retrou­vée. / Quoi ? – L’Éternité. / C’est la mer / allée avec le soleil. » En contre­point à l’écoulement du temps sou­li­gné par le philosophe-poète grec sur­git cet au-delà du temps qu’est l’éternité et mis en avant, de manière méta­pho­rique, par le poète aux semelles de vent. Le titre lui-même, Aeon, signi­fie éter­nitétemps infini en anglais. Le temps qui s’écoule ne se retrouve jamais, mais l’éternité peut se décou­vrir comme sa vérité. L’art devient alors résis­tance à l’empire de l’uniforme et du super­fi­ciel. Cla­ri­nette et alto sug­gèrent à tra­vers cette pièce des étin­celles d’éternité. Se tenir à l’oreille du ciel, c’est accueillir en creu­sant le temps l’éternité, en explo­rant l’espace l’infini. De lents refrains mur­murent dans Aeon. Un vif éclair jaillit. Sans hâte s’approcher de la fenêtre. L’appel tra­verse les nuées. Dans la cité inté­rieure entre l’inconnu.

Singu­lière, la der­nière pièce, Nyx, écrite pour orgue, est la plus ancienne (1984). Créée un an plus tard à Rouen, elle porte le nom de la déesse de la nuit per­son­ni­fiée, issue du chaos, qui est dans la mytho­lo­gie grecque mère d’Éther (air, hau­teurs) et d’Héméra (jour, lumière). C’est, après Flies­send 2, la plus longue des pièces de l’album. Les pre­mières mesures, jouées au péda­lier, donnent à entendre dou­ce­ment des sono­ri­tés graves. Obs­cu­ri­tés, angoisse et incer­ti­tude. Un vent souffle des pro­fon­deurs. Inter­valles et vitrail. Un che­min de l’automne au prin­temps. Des notes scin­tillent. Vagues sur le rivage. Ombre et lumière. Un vent souffle dans le temps. Éclat et pro­messe. Dia­logue sans fin. Nyx avance vers la vic­toire de l’aurore. Et l’album de se conclure par l’épanouissement de la lumière bleue.

Avec À l’oreille du ciel, où la musique voi­sine avec la poé­sie, la pein­ture et la phi­lo­so­phie, qui inter­roge la mytho­lo­gie, comme en témoignent exergues et titres, Domi­nique Lemaître invite l’auditeur à se pla­cer à l’origine et au terme, à voya­ger musi­ca­le­ment entre ombre et lumière, à lais­ser les pays inté­rieurs se rendre hos­pi­ta­liers aux vibra­tions de l’inconnu.


Les solos et duos de la galaxie Lemaître (ResMusica, janvier 2023)

par Michèle Tosi 

126 partitions éditées, 11 CD monographiques et 3 livres parus sur sa musique. Les chiffres suffisent à cerner la carrière de Dominique Lemaître, l’un des artistes les plus prolixes de la scène contemporaine. Dans cette nouvelle gravure, huit pièces en solo ou en duo viennent enrichir la discographie du compositeur.

Il suffit d’entendre, l’imagination est la règle, pourrait-on dire pour paraphraser Debussy, à propos de la musique de Dominique Lemaître qui choisit ici sa source instrumentale et les différents timbres à combiner. Parmi les cordes frottées, Lemaître préfère l’alto plutôt que le violon, exploitant dans À l’oreille du ciel (2016) le registre sombre, presque rugueux de l’instrument (friction au demi-ton) dont les harmoniques aiguës s’élèvent au-dessus de l’espace confiné. Ce sont deux altos (Alain Celo et Vincent Roth) qui sont convoqués dans Orange et jaune, hommage à Morton Feldman où le jeu d’ombre double est pratiquement constant : entre balancements, étirements et accélérations, une chorégraphie de gestes se dessine alors que les mains agiles balaient tout le registre de l’instrument. L’alto d’Alain Celo revient, en compagnie de la clarinette cette fois (Jérôme Schmitt), dans Aeon (2015) où Lemaître joue avec l’ambiguïté des sources, le grain sombre des cordes frottées tendant à fusionner avec la sonorité plus ronde de l’instrument à vent : jeu de relais, complémentarité, mélodie de timbre et synchronie des deux instruments qui finissent par se rejoindre et se confondre. La clarinette basse (Jérôme Schmitt) est souveraine dans Ptah (2003), un brin répétitive et obsessionnelle dans sa quête éperdue et fébrile d’harmonie céleste tressée dans de somptueux multiphoniques.

Lemaître multiplie les effets stéréophoniques entre les deux harpes (Alice Cissokho et Anne Raffard) de Vif-argent (2020), une pièce vibratile et baignée de résonance qui joue sur la complémentarité et le relais des deux instruments. Sans rupture ni recherche de dramaturgie, la musique sonne pour le plaisir des oreilles et la délicatesse des textures. Des qualités qui valent également pour le duo vibraphone-glockenspiel à pédale de Kaléidoscope (2021) où s’éploient librement les sonorités cristallines et irradiantes des deux percussions (Maria Vasquez et Étienne De Nys) superposant leur strate rythmique respective.

L’alliage est plus risqué entre le piano (Aline Poncet) et le vibraphone (Étienne De Nys) dans Fliessend (2020), l’accord tempéré du piano étant mis à mal par les résonances déformantes de la percussion au large spectre acoustique. Les arpèges mêlés des deux claviers à la fin de la pièce ne sont pas sans évoquer la coda de Répons! D’un clavier à l’autre, la dernière pièce de l’enregistrement fait sonner l’orgue. Nyx, invoquant la divinité de la nuit dans la mythologie égyptienne, est la pièce la plus ancienne (1984) et la plus audacieuse, par la hardiesse de sa registration et l’agencement de son écriture, l’interprétation flamboyante d’Élise Léonard conférant plénitude et élan jubilatoire à cette partition étonnante.

Ils ont écrit sur le CD "Laps"

L’appel des cimes  – Dominique Lemaître, Laps, Œuvres pour ensembles (lelitteraire.com, août 2022)

par Bernard Grasset

Domi­nique Lemaître, qui conju­gua études de lettres, de musi­co­lo­gie, d’électroacoustique et de com­po­si­tion, a désor­mais à son actif une œuvre riche de nom­breux opus aux cou­leurs musi­cales variées et ori­gi­nales. Celui qui admire, entre autres, Bach, Ohana et Dutilleux, aime col­la­bo­rer avec des repré­sen­tants d’autres arts, comme des plas­ti­ciens et des poètes. Sa musique, qui laisse volon­tiers réson­ner des échos d’infini dans le fini, se carac­té­rise par sa finesse, son élé­gance et son expres­si­vité. Habi­tée d’une réelle inté­rio­rité, elle se déploie sous le signe d’une dou­ceur qui n’exclut pas, ici ou là, quelques orages. On note dans cette musique une pré­di­lec­tion pour le vio­lon­celle, la gui­tare et la voix, pré­di­lec­tion qui se trouve confir­mée dans Laps.

Laps est com­posé de cinq œuvres dont l’écriture s’étend sur une petite dizaine d’années et qui vont du quin­tette au dix­tuor. Com­po­sée à la mémoire de Félix Lecha­ve­lier, Stèle (2018), la plus courte des pièces de l’album, asso­cie cla­ri­nette basse, per­cus­sion et gui­tare à la voix de deux sopra­nos. On ne s’étonnera pas du recours à la culture hel­lé­nique chez un com­po­si­teur ami de la Grèce. Ainsi la par­ti­tion emprunte-t-elle à l’œuvre écrite de Simo­nide de Céos, poète lyrique grec du VIe–Ve siècle av. J.-C. En contre­point, l’incipit du Mille regretz, chan­son poly­pho­nique de la Renais­sance franco-flamande, de Jos­quin des Prés, se pro­longe en refrain et per­met à l’auditeur de voya­ger dans le temps en fili­grane de son voyage dans l’espace. Stèle, comme archi­tec­ture musi­cale, résonne en mul­tiples fais­ceaux spa­tiaux. Une impres­sion de lumière se conjugue avec un inex­pli­cable apai­se­ment. Mné­mo­syne et Tha­na­tos, Mémoire et Mort, deux royaumes qui trouvent leur achè­ve­ment dans le soleil qui éclaire la stèle.

La pièce sui­vante, Khro­nos (2O19), est un sep­tuor pour gui­tare et six ins­tru­ments (flûte, cla­ri­nette, per­cus­sion, vio­lon, alto et vio­lon­celle). Com­po­si­tion la plus récente de l’album, elle se veut un hom­mage au phy­si­cien et cos­mo­logue bri­tan­nique Ste­phen Haw­king. Comme Stèle explore l’espace, Khro­nos explore le temps. On sait que Khro­nos (Temps) est sou­vent assi­milé avec Cro­nos, ce Titan, issu de la Terre (Gaïa) et du Ciel (Oura­nos), qui, dans la mytho­lo­gie grecque, engen­dra Zeus, qua­li­fié par Hésiode dans sa Théo­go­nie (47, 457) de « père des dieux et des hommes ». Ori­gine pre­mière du sacré, genèse des Heures, Khro­nos peut être consi­déré comme la source de toute l’aventure humaine. Dans la pièce épo­nyme, la gui­tare, avec les ins­tru­ments qui entrent en dia­logue avec elle, peint le tra­gique du temps. Le voyage dans le temps rap­proche, en pas­sant par l’épreuve, du secret et de cet inac­ces­sible qui aimante l’écoulement fluide ou en cas­cade des notes.

On retrouve dans Laps (2015), pour soprano, flûte alto, cor anglais, vio­lon­celle et piano, la voix humaine. Celle-ci, qui use de pho­nèmes, se mêle har­mo­nieu­se­ment aux ins­tru­ments à vent, ainsi qu’à l’instrument à cordes frot­tées et celui à cordes frap­pées. En écou­tant les notes qui s’égrènent, une sorte de mou­ve­ment inté­rieur s’opère qui nous fait pas­ser de l’éveil à l’élévation. Un rêve serein se voile d’énigme. Le titre Laps, comme Khro­nos le pré­cé­dent, sou­ligne l’importance du temps pour le compositeur.

Liens d’espace (2011) est la plus ancienne des pièces figu­rant dans l’album. Après deux titres évo­quant le temps, on retrouve ici un titre qui nous ramène expli­ci­te­ment à l’espace, comme si l’un et l’autre étaient défi­ni­ti­ve­ment insé­pa­rables aux yeux de Domi­nique Lemaître.
Cen­trale, la cla­ri­nette se voit accom­pa­gnée par deux trios : d’un côté, vibra­phone, marimba, harpe ; de l’autre, alto, vio­lon­celle, contre­basse. Des vers de Paul Valéry, mêlant patience, silence et azur, irisent la par­ti­tion. D’étranges signaux, tels de loin­taines étoiles, deviennent comme pal­pables à tra­vers la den­sité du lan­gage musical.

Les Moires (2017), la der­nière pièce de l’album, est aussi la plus longue (un peu plus de vingt minutes). Conçue pour réci­tant, cette œuvre met en réso­nance les voix de trois cho­ristes avec six ins­tru­ments : flûte, cla­ri­nette, per­cus­sion, harpe, alto et vio­lon­celle1. Un poème d’Alexis Pel­le­tier qui évoque aussi bien Wag­ner que Char consti­tue le sub­strat autour duquel se des­sine le voyage musi­cal des Moires. Les Moires, que les Latins appel­le­ront Parques, étaient chez les Grecs trois sœurs Clo­tho, Laché­sis, Atro­pos. Avec les Moires qui tissent la trame des jours, nous retrou­vons le temps. Si les dieux sont les immor­tels, les hommes sont les êtres voués à la mort. Alors que Clo­tho, en tenant la que­nouille, ouvre à sa nais­sance la des­ti­née de l’homme et que Laché­sis, avec son fuseau, enroule le fil de l’existence, Atro­pos en cou­pant ce fil met fin à l’aventure ter­restre des mortels.

Nous voici pla­cés, avec Les Moires, au cœur musi­cal et humain du temps. Les mots du poème résonnent comme une réflexion, une inter­ro­ga­tion sur le des­tin, la liberté. Si la vie peut se recou­vrir d’ombres, la clarté de l’aurore n’est jamais très loin. Les sons des Moires, en contre­point des mots, se font scin­tille­ment. L’esprit de l’auditeur se trouve invité, au rythme impré­vi­sible des notes, à se retour­ner vers l’origine comme à s’élever jusqu’à l’ultime ques­tion. C’est par une forme de méta­phy­sique musi­cale que se conclut ainsi l’album.

Il faut écou­ter et réécou­ter Laps, ses cinq pièces. La musique de Domi­nique Lemaître nous emmène, par des che­mins inat­ten­dus, à proxi­mité du mys­tère. Mys­tère de l’espace, mys­tère du temps, mys­tère de la vie. Sans doute la pro­fon­deur de la musique de Laps vient-elle de sa mise en voi­si­nage de l’espace et du temps. Quand d’aucuns sur le plan phi­lo­so­phique ont pu cher­cher à les sépa­rer radi­ca­le­ment, les cinq pièces de Laps (mot qui signi­fie « espace de temps écoulé2 ») puisent leur scin­tillante beauté de cette mise en dia­logue créa­trice de l’espace et du temps.

Ins­tru­ments à cordes, à vent, per­cus­sion et voix humaines nous pro­posent un voyage vers les sources qui est aussi appel des cimes. La musique de Domi­nique Lemaître est musique du temps et de l’espace, de l’espace et du temps3.

1 On remar­quera que cet ins­tru­ment est pré­sent dans quatre des cinq pièces de l’album.

2 L’étymologie de ce mot ren­voie au latin lap­sus, écou­le­ment., glis­se­ment, course rapide.

3 Un livret de pré­sen­ta­tion écrit avec jus­tesse et éru­di­tion par Pierre Albert Cas­ta­net, grand spé­cia­liste du créa­teur de Laps, accom­pagne le disque. Un petit regret : l’absence des textes chan­tés ou réci­tés. L‘illustration de cou­ver­ture – Un loin­tain sou­ve­nir de Guy Cha­plain − adopte des teintes vives où dominent le rouge et l’orangé en contre­point du vert. Formes abs­traites et figu­ra­tives (comme un oiseau aux ailes déployées) s’y mêlent.


Les couleurs du temps de Dominique Lemaître (ResMusica, mai 2021)

par Michèle Tosi 

Les cinq pièces pour ensemble de ce nouvel album monographique de Dominique Lemaître instaurent chacune à leur manière un rapport au temps, à l’espace et à la mémoire.

Le temps est étiré et le rythme « errant », celui de Josquin des Prés, dans Stèle dressée à la mémoire de Félix Lechevalier, graphiste et dessinateur décédé en 2017. Les deux voix de soprano rejointes par la clarinette et la guitare (ensemble Akantha) citent quelques mesures de la célèbre chanson Mille regretz du Franco-flamand quand le tam rehaussé d’un petit gong mesure la profondeur de l’espace. Le temps est strié (pulsé) autant que circulaire dans Khronos, autre hommage adressé cette fois à Stephen Hawking, physicien et cosmologiste britannique disparu en 2018. La pièce met en vedette la guitare (Isabelle Chomet) évoluant dans un espace mouvant où fluctuent les trajectoires et les couleurs instrumentales, celles de la percussion particulièrement sollicitée, entre matité des peaux et résonance irradiante du tam. Soliste également, la clarinette d’Armand Angster ouvre le champ narratif dans Liens d’espace dont les cordes (incluant une harpe) et les percussions claviers (ensemble Accroche Note) constituent le paysage sonore. Volubile et capricieuse, la clarinette freine parfois sa course, laissant se déployer le spectre sonore comme une sorte d’arrêt sur image. La voix de soprano (Marion Gomar) est conductrice dans Laps, ombrée, épaissie, prolongée par les instruments qui l’entourent, flûte, violoncelle, cor anglais, (ensemble Mémoires sonores) tandis que le piano laisse résonner ses harmonies colorées. Pas de texte chanté mais des phonèmes dont les couleurs fusionnent avec les timbres instrumentaux et tissent la dramaturgie.

Les divinités du destin sont convoquées dans Les Moires (2017), monodrame sur un texte du poète Alexis Pelletier qui est aussi récitant aux côtés des trois sopranos et des six instrumentistes de l’ensemble Mémoires sonores : « Sais-tu ce qu’il adviendra ? interroge le narrateur dont le récit s’inscrit sur la trame instrumentale et vocale. Les voix de femmes surlignées par les vents et les cordes confèrent une dimension incantatoire à la voix du poète quand les timbales, la harpe et le vibraphone servent l’articulation du texte et colorent l’espace. Dirigé par François Veilhan, l’ensemble offre un environnement tout à fois fluide et expressif au déroulement narratif.


Par les sentiers de Mnémosyne (Cyrano Musique, mai 2021)

par Sophie Renée Bernard

Entrer dans l’œuvre de Dominique Lemaître, c’est comme pénétrer dans un long poème sans mots, poème dépouillé si ce n’est dans la richesse des couleurs et des timbres savamment, amoureusement recherchée. Cela est particulièrement sensible dans Laps, dernier CD en date du compositeur, le dixième d’un catalogue fourni d’une centaine d’œuvres. L’auditeur y est immergé dans une expérience sensitive, esthétique autant que poétique, sinon métaphysique.

Omniprésence du temps et de la mémoire, du temps comme mémoire, les cinq œuvres présentées ici, composées entre 2011 et 2019, nous offrent bien plus qu’une musique raffinée, superbement servie par des interprètes que l’on aimerait citer un à un ; elles portent en elles une pensée du temps tissé d’échos, de réminiscences, de correspondances. De Stèle aux Moires, c’est tout un buissonnement de résonances, de résurgences, de souvenirs lointains qui finissent par tisser un monde souterrain fait d’absence et de présence, une sédimentation de mémoires d’espèce différente, chacune déployant sa dimension propre, dans un murmure charriant des voix multiples, des allusions sans que l’on puisse dire, pour reprendre une phrase de Proust, « de quel pays, de quel temps –peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. »

Stèle tout d’abord, écrite en 2018 à la mémoire d’un jeune photographe, Félix Lechevalier. Pièce monolithique, qui n’est pas sans rappeler la droiture homogène de la pierre funéraire, Stèle ouvre un temps étale, où les voix des soprani se trouvent rejointes, dans un mouvement de fusion et d’éloignement successifs, par la percussion, la clarinette basse, la guitare, sur une seule et même note tenue émergeant à peine du silence d’où elle procède. Surgit alors, dans une sorte de griffure de la durée pure ainsi installée, l’incipit de Mille regretz de Josquin des Prés, simplement évoqué, sur des vocalises, laissé en suspens, creusant une attente qui ne sera jamais comblée. Les premières notes de la chanson du XVIe siècle reviendront tel un refrain, ou plutôt une bribe indécise plongeant aux racines de la mémoire, entretenant, intensifiant tout au long de la pièce la tension auditive de qui connaît la suite mais ne l’entendra jamais, ouvrant par là un espace intérieur, « où », comme l’écrit Alain, « les perspectives sont toujours crépusculaires, lointaines, sonores plus que mnésiques. » Toutefois cela va au-delà de l’événement sensoriel induit par cet affleurement d’un souvenir sans images. Nous sommes avec Stèle (ainsi qu’avec toutes les pièces de ce recueil) au cœur de ce que Claude Roy disait à propos de la poésie, transposable à la musique de Lemaître, celle-ci donnant « l’équivalent et la nostalgie d’une pensée » que la musique pourtant exclut par essence de son champ. Lemaître fait s’enchâsser, dans une structure en miroir, le tout début du thème de la Renaissance, agissant tel un leitmotiv en un sens quasi wagnérien par l’appel à la reconnaissance mémorielle qu’il implique et un poème antique de Simonide de Céos, lui non plus jamais entendu dans sa discursivité, mais distillé de manière fragmentaire, tels des lambeaux de sens d’autant plus puissants émotionnellement qu’ils ne se récapituleront pas, laissés, là encore, dans l’inachèvement. « Mille/mille/ans/mille/ans/un/point//rien/qu’un/fragment/de/point/dans/le temps (…) » Enchevêtrement des temporalités – celle de l’Antiquité, du XVIe siècle, de notre époque, jusqu’au choix du rondo, empreinte d’une forme passée – et, au-delà de la référence chronologique, concomitances troublantes : le « Mille » de la chanson de Josquin des Prés, jamais chanté, sera prononcé, indéfiniment, à travers les mots de Simonide, où se révèle, peu à peu, la rencontre du sens et de la forme, « un point et moins qu’un point/le temps imperceptible » – ici le compositeur tronque volontairement la fin du poème, suggérant la résurrection possible induite par l’ultime vocalise restée suspendue au-dessus… de quoi ? La liberté est entière d’en prolonger, ou non, la mélodie, car il s’agit, chez le poète grec, de pointer la finitude de nos existences en tant qu' »imperceptible rien. » Le manque, toujours, suggéré, donné à sentir à l’écoute de l’œuvre, celui que laissent derrière eux les défunts chers, mais aussi le manque ontologique, constitutif du temps qui passe, « ce deuil incessant de l’instant » (Pascal Dusapin), interdisant toute permanence, hormis celle de la mémoire par laquelle se reconstitue le continu face à la discontinuité fondamentale de toute expérience, dans une dialectique du retour et de l’attente, du souvenir et du désir.

Œuvre d’hommage là encore, dédiée in memoriam à l’astrophysicien Stephen Hawking, et écrite pour la guitariste Isabelle Chomet en forme de concerto pour guitare et six instruments, Khronos semble la traduction esthétique d’une réflexion lemaîtrienne sur le temps qui ne cesse de s’approfondir, mais aussi de l’élan dynamique produit par les concepts d’astrophysique tels que l’attraction, la dilatation, l’expansion de l’univers sur des durées dont l’échelle outrepasse l’entendement humain. Sécularisation ou torsion conceptuelle du dieu né de la Terre et du Ciel, ayant fait advenir le temps, et donc la possible différenciation des êtres par son geste tranchant, Khronos désigne l’un des aspects du temps chez les Grecs. Non pas l’aïon, temps cyclique proche de l’éternité, ni le kaïros, dimension subjective d’un temps qu’il s’agit de saisir dans son unicité irréversible, mais le temps objectif de la science, celui-là même dont parle Hawking dans ses ouvrages. Le temps ainsi pensé a-t-il un commencement ? Si l’on connaît l’âge de l’univers, celui-ci coïncide-t-il avec l’origine du temps ? C’est avec le son très ténu, dans l’aigu de l’alto, suivi du violon puis de la flûte que débute Khronos. Sons venus de nulle part, comme là – présents – depuis toujours. Pas d’introduction : il n’y a pas d’avant. Au loin, la sourde ponctuation de la percussion : la naissance d’un rythme – du temps mesuré. Entre la guitare en grappes de notes sur la nappe sonore de la flûte, notes qui se répèteront discrètement, inlassablement, avant de s’épanouir à la fin de la pièce, dans un moment de grâce. On est en présence de longs tuilages continus des instruments, cordes, flûte et clarinette basse, produisant une indétermination acoustique, des hésitations modales, un statisme brisé par de micro-événements sonores faits d’éclats, de tourbillons, d’intensification ou d’amenuisement des volumes, blessures d’un temps lisse, et toujours, la guitare qui semble, en connivence avec la percussion, conduire quelque part, comme une marche dans la nuit. Celle de l’univers en ses commencements ? Par moments l’on croit assister à l’agitation des atomes, à la formation des premiers agrégats de matière, à des conflagrations d’étoiles. Puis le temps soudain se suspend, dans un dialogue apaisé, très beau, de la guitare et des percussions, soutenu par le maestoso des cordes : comme une interrogation devant l’infini du temps et de l’univers qui serait sans réponse, sans inquiétude. La percussion réaffirme la pulsation, un rythme s’installe, tandis que la guitare reprend les notes déjà jouées, retour qui, musicalement, structure le temps, par la mémoire et l’attente qu’il suscite. Khronos se ferme, sans se conclure, sur le surgissement d’un motif mélodique et rythmique, faisant basculer dans la tonalité, air d’une étrangeté familière, comme connu depuis toujours et cependant absolument nouveau, resurgi « de ce qui pourrait bien être tenu pour un songe en grande partie remué et oublié », selon les mots mêmes du compositeur. Le violoncelle souligne puissamment l’air joué à la guitare, répété d’une manière quasi obsessionnelle, le son s’enfle du fondu enchaîné avec les autres instruments. La guitare s’éteint doucement. La vibration naturelle du gong « laisse vivant (…) le silence attentif. » (Bachelard).

Les deux pièces qui suivent, Laps et Liens d’espace nous immergent au cœur de l’esthétique lemaîtrienne, illustrant ces mots de Rilke : « On devrait pouvoir méditer sur un monde qui existe en profondeur par sa sonorité. » Œuvre d’un seul tenant, long segment temporel sans commencement ni fin, Laps fait se succéder trois périodes « au cours desquelles les instruments à vent associés à la voix tissent une trame évoluant par tuilages et fondus enchaînés », ainsi que le décrit Pierre-Albert Castanet dans la notice du livret. Le piano, par son timbre et sa dynamique propres, jalonne, jette une lumière crue ou suave sur les alliages sonores ainsi déployés comme autant d’univers acoustiques qui se superposent, s’anticipent, de déplacent, exigeant là encore un acte de mémoire et d’anticipation. La voix de la soprano Marion Gomar, très expressive, lyrique par moments, ne chante aucun texte, comme dans la plupart des œuvres vocales du compositeur. Cela rappelle Les ailes de l’augure, pièce chantée sur des phonèmes asémantiques, traduisant la figure antique de Cassandre condamnée à être inaudible malgré la vérité de ses paroles, ou Orante, prière laïque en une langue inventée, Babilim pour chœur mixte, ou encore Sur l’île ovale de couleur bleue, dans lesquelles le compositeur confirme l’idée mallarméenne de la musique comme « poésie pure, poésie sans les mots », comme s’il fallait se défaire du poids conceptuel ou imagé des mots pour rendre au son sa plénitude, sa capacité à faire de l’instant musical une condensation du réel, à permettre que « commence le règne infini du silence ouvert », dans une éthique d’un temps habité poétiquement.

La clarinette d’Armand Angster dans Liens d’espace, aérienne et virtuose, n’est pas sans évoquer « cette parole où la parole cesse », à l’instar de la pièce précédente. Dominique Lemaître lui fait rendre gorge de toutes les possibilités inscrites en lui, véritable travail de sculpteur sur la matière, celle de l’instrument d’abord, en son spectre sonore. Cette œuvre, inspirée des vers de Paul Valéry « Chaque atome de silence/Est la chance d’un fruit mûr », mais aussi, en son titre, des derniers mots de Il y a une voix d’Alexis Pelletier, met en espace la clarinette soliste et deux groupes d’instruments, vibraphone, marimba, harpe d’un côté, alto, violoncelle, contrebasse de l’autre, donnant là encore forme et corps au faisceau de résonances induites par les virtualités contenues dans les mots du poème. Chez Lemaître, le son semble naître du signe, de l’idée ou de l’image à laquelle il renvoie, faisant alors chanter la poésie, comme ailleurs il fait chanter la peinture. Et, par-là, nous fait nous souvenir, rejoignant le poète Bonnefoy, « de l’arrière-plan tout de continuité, d’unité, qui s’était déployé à l’aube du signe. »

Le disque se clôt avec Les Moires, pour récitant, trois soprani, percussions, flûtes, clarinette, alto,  violoncelle, harpe, œuvre de facture inédite chez Dominique Lemaître. Ici c’est un texte, le long poème d’Alexis Pelletier, qui préside à la musique, donne à l’œuvre son squelette autant que sa direction. Si le compositeur et le poète ont déjà collaboré dans Voix-météore et Encore la nuit, on est ici en présence d’un monodrame dans lequel la parole, dans sa dimension signifiante, est première et conductrice. « Il faut absolument me suivre », répète l’auteur-récitant. À moins que cette injonction ne soit le fait des Moires, figures mythologiques redoutables et redoutées qui fixent aux mortels leur sort irrévocable. « Tu coupes la laine, tu l’enroules, tu la files, et vers quelle fin remontons-nous ? » La musique, en retrait par rapport au cheminement sémantique du texte, mais très présente, crée une disposition intérieure, s’insinue dans les plis laissés ouverts par les mots pour en densifier le sens. De même que Pelletier s’éloigne délibérément de la littéralité du mythe antique pour penser notre condition dans sa contemporanéité, le tapis sonore, très riche, tramé par les instruments et les vocalises des trois chanteuses, tantôt lointaines, tantôt inquiétantes ou imprécatoires, toujours désincarnées et hiératiques, n’illustrent pas mais démultiplient la force poétique du texte dit, dans un va-et-vient d’enrichissement réciproque. On pense ici à la phrase de Bachelard : « À chaque verbe revient le juste temps de son action…la poésie écrite, l’image littéraire nous laissent vivre lentement le temps des floraisons. » Les Moires requièrent plusieurs écoutes, non pour en goûter la beauté, mais pour accéder aux voix multiples issues de cette pensée cachée qui en est la source intérieure. Se développe alors, dans l’état d’attention ainsi éveillé, une polyphonie aux innombrables ramifications, faites de correspondances et de réponses. Beauté de l’instant où les vocalises chantées et la flûte se fondent en une même note tenue, dans une sérénité soudaine qui contraste avec l’intensité dynamique de ce qui précède – le poème dit alors « vieux motif qui remonte avec les sons et dont on ne sait s’ils viennent de l’enfance ou s’ils créent une mélancolie au présent » (comment ne pas penser à Stèle, à Khronos ?), avant l’irruption animée du violoncelle, puis de la percussion, qui viennent hachurer le vers suivant : « et qui saisissent notre écoute et dont je ne sais dire comment elles s’inscrivent dans l’époque ». Le chant en arrière-fond, toujours dénué de paroles (comment l’inflexible nécessité pourrait-elle être comprise des humains?), se fait de plus en plus fantomatique, comme un écho d’outre-tombe, d’un lointain affirmé par l’archaïsme du mythe, celui d’une mémoire asubjective. La pièce, une fois les derniers mots prononcés – « et quand l’une des trois coupe le fil, tu sais combien elle nous prive de tout sauf de la mémoire légère d’être ensemble » – s’étire en une même note tenue où se joignent voix et instruments, longuement, jusqu’au coup bref, terminal, de la percussion – le geste d’Atropos -, et le silence vibratoire, hautement habité : quelque chose dure, au-delà de la mort, ou de la fin de ce qui fut, dans « cet ici et maintenant sans dieux mais non sans mystère », selon les mots d’Yves Bonnefoy.

Ils ont écrit sur le CD "De l'espace trouver la fin et le milieu" - Dan Barrett plays Dominique Lemaître

L’éloge du violoncelle par Dominique Lemaître (ResMusica, février 2021)

par Michèle Tosi

D’inspiration diverse, ce nouveau CD monographique de Dominique Lemaître réunit cinq pièces autour du violoncelle, celui de Dan Barrett rejoint, ou non, par un second partenaire.

Si les deux pièces solistes de l’album se situent à plus de vingt-cinq ans de distance (1992-2018), on y observe pour autant la même économie de moyens dans le matériau et une dimension verticale/harmonique de l’écriture, cette recherche dans le spectre du son que mène avec obstination Dominique Lemaître dans ses compositions. Mnaïdra, du nom d’un temple maltais, est l’œuvre la plus ancienne de l’enregistrement. Hiératique et contemplative, la musique se développe autour d’une note polaire, le si, et d’un intervalle, le demi-ton (ou son renversement la septième majeure), dévoilant progressivement l’image sonore de la vision première. C’est celle de l’envol qui fonde l’écriture de Plus haut (2018), une quête fervente vers la lumière nourrie par la résonance des pizziccati que mène Dan Barrett sur son instrument, arpentant tout le registre du violoncelle sur les degrés d’une échelle-harmonie. Fallait-il pour autant pousser la réverbération/amplification du son à un tel niveau, au point de modifier sensiblement les qualités acoustiques (grain et couleur) de l’instrument soliste ?

Côté duo, c’est à partir d’un rythme obstiné que s’élabore celui des deux violoncelles dans Orange and yellow II, une transcription de la pièce éponyme pour deux altos dont le titre est emprunté au peintre Rothko. Répétitive et incantatoire comme l’est volontiers la musique de Lemaître, l’œuvre exploite le procédé du canon-écho entre les deux violoncelles, phénomène d’ombre double joueuse et féline grossie par l’amplification généreuse qui prévaut dans tout l’album. Réunissant le violoncelle et la clarinette (Michiyo Suzuki) dans Thot (1994), Lemaître recherche les effets de textures entre les deux instruments : la clarinette s’immisce dans le spectre du violoncelle ou, inversement, le violoncelle s’inscrit sur les multiphoniques de la clarinette, élaborant une matière d’une complexion sensible et délicate.

Stances, hommage à Henri Dutilleux écrit pour le centenaire du maître disparu (2016) est la pièce la plus attachante de l’album. Dans un cheminement intérieur et rêveur, la ligne de violoncelle évolue sur la toile harmonique du piano, les deux instruments complémentaires gardant ici une certaine autonomie. Le violoncelle explore toute l’échelle de son registre, s’aventurant dans la zone fragile et détimbrée des harmoniques aigus. Seize sections enchaînées articulent cet « in memoriam » invitant l’auditeur à une écoute immersive. Dan Barrett, qui en est le dédicataire, déploie un large nuancier de couleurs au côté du piano irradiant de Jed Distler.


Habi­ter ici en gar­dant une empreinte des cimes (lelitteraire.com, décembre 2020)

par Bernard Grasset

Cons­ti­tué de cinq pièces, cet album émou­vant, scin­tillant, est né d’une ren­contre entre le com­po­si­teur Domi­nique Lemaître et le vio­lon­cel­liste Dan Bar­rett à l’occasion d’un concert dans une petite église de Lucca en Ita­lie. Tiré du poème Les plaintes d’un Icare de Bau­de­laire, le titre de l’album, De l’espace trou­ver la fin et le milieu, a été choisi par le vio­lon­cel­liste vir­tuose amé­ri­cain qui en est l’interprète cen­tral.
Pour les pièces qui ne sont pas en solo, lui sont asso­ciés le vio­lon­cel­liste russe Sta­ni­slav Orlovsky, la cla­ri­net­tiste d’origine japo­naise Michiyo Suzuki et le pia­niste amé­ri­cain Jed Dist­ler. La notice de pré­sen­ta­tion, claire, pré­cise, savante, est due à Pierre-Albert Cas­ta­net, pro­fes­seur, musi­co­logue et compositeur.

Né en 1953, Domi­nique Lemaître, auteur d’un cor­pus impor­tant, a étu­dié les lettres et la musi­co­lo­gie à l’Université de Rouen. Après avoir été ini­tié à la musique élec­troa­cous­tique et étu­dié la com­po­si­tion musi­cale dans la classe de Jacques Petit, il a creusé son propre che­min dans le monde musi­cal en deve­nant un com­po­si­teur créa­teur d’un uni­vers sonore tout impré­gné de poé­sie.
Fami­lier notam­ment des œuvres de Mau­rice Ohana, György Ligeti, Gérard Gri­sey, Tris­tan Murail, il a connu Henri Dutilleux à la fin de sa vie et res­tera par­ti­cu­liè­re­ment atta­ché à ce musi­cien. Vivant à Fécamp, il conti­nue là de créer des œuvres dans les­quelles, à côté de la flûte, le vio­lon­celle occupe une place essentielle.

Le vio­lon­celle, seul ins­tru­ment pré­sent dans cha­cune des pièces de De l’espace trou­ver la fin et le milieu, donne sa tona­lité sin­gu­lière, faite d’une alliance de pro­fon­deur et de lumière, à l’album. Le titre de la pre­mière com­po­si­tion pour deux vio­lon­celles, Orange and yel­low II, trans­crip­tion d’une pièce pour deux altos en hom­mage à Mor­ton Feld­man, est emprunté à un tableau épo­nyme de Mark Rothko.
D’une durée de près de 8 mn, elle est datée de 2013. A tra­vers une éco­no­mie de sons ponc­tuée de sou­dains jaillis­se­ments, la musique entre en dia­logue avec le silence, les pro­fon­deurs inté­rieures. La len­teur frôle l’immobilité tout en lais­sant place à d’inattendues accé­lé­ra­tions. Œuvre du presque silence alliée à de sai­sis­sants éclats.

Ecrite en 1994 pour cla­ri­nette et vio­lon­celle, brève, Thot, la seconde œuvre, doit son titre au dieu égyp­tien, inven­teur de l’écriture, scribe au savoir infini, que Pla­ton évoque dans Phèdre [1]. Elle éveille des impres­sions d’immensité, d’étendues sablon­neuses éclai­rées d’un brû­lant soleil, sur les­quelles pour­raient se des­si­ner des lettres énig­ma­tiques. On son­ge­rait à l’univers poé­tique et phi­lo­so­phique d’Edmond Jabès, écri­vain de la trace et du désert.
Les voi­si­nages pleins de finesse entre cla­ri­nette et vio­lon­celle sug­gèrent, en même temps que l’infini dans l’espace, ces par­celles d’éternité qui éclairent le temps. Comme un homme assoiffé mar­chant long­temps dans le désert. Si la fon­taine est invi­sible, hors d’atteinte, pour les bavards, celui qui accueille en lui le silence s’en approche, en devine la pré­sence. La sobriété de l’écriture musi­cale a cette force de per­mettre à l’auditeur de rejoindre les mondes inté­rieurs, les mondes lointains.

Aussi brève, Mnaï­dra, la pièce qui suit, la plus ancienne, est consa­crée au seul vio­lon­celle. Mnaï­dra est un temple méga­li­thique, situé dans l’île de Malte [2], île des Abeilles. Dans Mnaï­dra, les sono­ri­tés de si au début et de la à la fin demeurent domi­nantes, ponc­tuées de piz­zi­cati. C’est comme une longue, unique mélo­die, qui se déploie dans le recueille­ment, un dépouille­ment par­fois extrême.
Un lyrisme inté­rieur, dense, pro­fond, laisse scin­tiller quelques étoiles ignorées.

Datée de 2015 et dédiée à Dan Bar­rett, Stances, hom­mage à Henri Dutilleux, avec une durée de près de 15 mn, est la plus longue œuvre de l’album. Admi­ra­teur de Dutilleux, Domi­nique Lemaître éprou­vait une pré­di­lec­tion pour son qua­tuor Ainsi la nuit et son concerto, au titre emprunté à Bau­de­laire, Tout un monde loin­tain. Avec Stances, c’est la pre­mière fois que Domi­nique Lemaître, auteur de nom­breuses pièces pour vio­lon­celle, créait une œuvre asso­ciant le piano et le vio­lon­celle.
A tra­vers la ren­contre de l’instrument à cordes frap­pées et de l’instrument à cordes frot­tées, ces stances musi­cales cap­tivent. Une poé­sie du secret, de la lumière voi­lée, mur­mure au cœur de l’auditeur. A la clarté du piano se conjoint la pro­fon­deur du vio­lon­celle. C’est comme un ruis­seau cou­lant dans la forêt, une douce ascen­sion. Une poé­sie de l’infime et de l’éclair, une musique qui explore des terres sonores incon­nues. Et comme le piano égrène des cris­taux de lumière, le vio­lon­celle retrouve en nous des jar­dins oubliés.

Consa­cré au seul vio­lon­celle, Plus haut, l’œuvre la plus récente (2018) qui reprend des élé­ments d’Altius, com­po­si­tion concer­tante, conclut l’album. Trois sec­tions qui s’enchaînent et qui appellent, en écho du titre, à une lente mon­tée, une élé­va­tion. De manière poi­gnante, en variant les rythmes à par­tir du rythme essen­tiel qui est celui de la pro­fon­deur, Plus haut se déploie, dans un lan­gage musi­cal de la den­sité, de l’intensité, comme un appel à recher­cher la source per­due, cachée dans les hau­teurs, ces cimes que l’on ne peut atteindre qu’en se dépouillant de ce qui, inutile vacarme, alour­dit nos pas.
C’est comme si se décou­vrait un pay­sage de terre et de vent, s’envolait sou­dain l’oiseau blanc entre nuages et arc-en-ciel. Habi­ter ici en gar­dant une empreinte des cimes. Et le vio­lon­celle laisse vibrer en nos mémoires, loin des bruits et des images fac­tices enva­his­sant nos heures, l’invitation au voyage vers l’autre pays, pays d’infinie lumière.

Nourri de mytho­lo­gies, sen­sible aux sym­boles comme à l’astrophysique, pas­sionné d’hellénisme, Domi­nique Lemaître nous livre un uni­vers sonore poly­ryth­mique, conjoi­gnant asso­nances et dis­so­nances, répé­ti­tions et varia­tions, espace et temps, reve­nant à des notes-clés et explo­rant l’inattendu. Comme celle de Fede­rico Mom­pou, mais dans un registre bien dif­fé­rent, sa musique est musique du silence. Venue des pro­fon­deurs inté­rieures, elle est jaillis­se­ment vers les hau­teurs.
De l’espace trou­ver la fin et le milieu est une œuvre à écou­ter comme une invi­ta­tion à creu­ser et à gra­vir. Mou­ve­ment de forage et mou­ve­ment ascen­sion­nel. Entre puits et ciel étoilé.

Des mélo­dies de sable et d’infini s’attardent ainsi pour qui laisse place à l’écoute inté­rieure. Sou­vent poi­gnant, culti­vant l’art de la sug­ges­tion plu­tôt que celui de l’exposition, De l’espace trou­ver la fin et le milieu rap­pelle à qui l’aurait oublié que la musique contem­po­raine peut être fas­ci­nante. Dans le mul­tiple cueillir l’un, dans l’instant l’éternité, de l’espace décou­vrir le terme et che­mi­ner vers le mystère.

Un disque à écou­ter, réécou­ter, ainsi qu’un poème de vent et de lumière.


Time and Space (classicalmusicdaily.com, octobre 2020)

par Geoff Pearce

French composer Dominique Lemaître is new to me, even though he has written over a hundred works and was born in 1953. I was, therefore, intrigued by this disc and the opportunity to review it. The composer’s output encompasses a great variety of music and he has acknowledged a wide range of musical influences. He is particularly fond of the cello and this shows in this very effective offering.

The first work, Orange and Yellow II – Homage to Morton Feldman, was originally written for two violas in 2013 and is part of an ongoing series of duos that started back in 2005. The work is in one movement. As the work is stereophonic in nature, yet the parts intertwine at the same time, a good sound system or stereo headphones are essential. The composer shows great skill in writing for the cello and employs many different techniques to provide a varied and interesting soundscape. The percussive plucked notes, harmonics and playing on or close to the bridge are particularly effective and the eight-minute work is never dull and is performed with consummate skill.

he second work, Thot (1994), is scored for cello and clarinet and refers to the Egyptian god of scribes and the record keeper of the relationships between things and humans. There is a sensuousness about this music as the two instruments come together, but a sense of the eternal, and timelessness as they grow apart. At times the texture and sounds make you think that more than two instruments are involved, yet at other times, an almost lunar-like emptiness makes one listen intently. This is a beautiful piece encapsulating time and space.

Mnaïdra for solo cello, written in 1992, takes its name from a bronze age temple situated in the south of the island of Malta. Historically it has been known as ‘The temple of bees’ or as ‘The temple of honey’. Perhaps this is portrayed by the drawn out note that begins each phrase. The accompanying booklet gives a detailed analysis. To quote Claude-Henry Joubert, ‘This is a world that has passed, a presence that has disappeared, a voice that has gone silent but of which the echo lingers on, a memory.’ To me, this sums up very well this work, especially the second half of it.

The composer Henri Dutilleux, who died in 2013, aged ninety-eight, was known to Lemaître. Stances, homage à Henri Dutilleux was written in 2015 as a tribute to this great twentieth century composer, and also to acknowledge his important works for the cello. It also served to commemorate the one hundredth anniversary of Dutilleux’s birth which occurred the following year. This work is quite substantial, over thirteen minutes long and is scored for cello and piano. It is my personal favourite work on this disc, and echoes of Dutilleux can be felt throughout, in particular of Tout un monde lointain, a Dutilleux work which I also love. This strangely compelling Lemaître work is at times elegiac and at others more impassioned. Even though the work is made up of sixteen adjoined sections and three different pitch ‘reservoirs’ and tempi, there is a unity that connects the whole work, which is the repetition and extension of the opening note flourish on the piano.

Lastly, Plus Haut, composed in 2018, evokes an elevation from the earth element to one of air. It is scored for solo cello, is in three sections and is drawn from elements of an earlier concertante work for cello and ensemble that Lemaître wrote in 1999-2000 called Altius. As the work progresses, one senses a feeling of leaving the ground and ascending upwards. This is especially evident in the final section as the melodic line climbs ever higher and with increasing intensity before it dissolves into the distance.

This is a remarkably interesting CD and one that I enjoyed very much. All the artists involved, and especially cellist Dan Barrett, produce truly inspirational music making. The music itself is honest and original, and I would certainly like to hear a lot more by this composer. I hope, even if contemporary music is not your ‘thing’, that you give this disc a good listening. Unlike much contemporary music, it is easily accessible on first hearing and has much to recommend it.

 


Dan Barrett: De l’espace trouver la fin et le milieu (Textura.org, septembre 2020

De l’espace trouver la fin et le milieu roughly translates as “From space find the end and the middle,” and consistent with that, the cover image shows an incredible nebulae in some distant galaxy. However, the five premiere recordings performed by cellist Dan Barrett of works by French composer Dominique Lemaître (b. 1953) give a slightly different meaning to the word. The forty-four-minute recording engenders an enhanced sensitivity to space, especially when perhaps the most salient aspect of the cellist’s playing has to do with presence. Each moment invites focused attention, such that the listener experiences with him the piece as it develops. And with such a modicum of instruments in play—Barrett alone on two and joined on the rest by a single partner—a spacious quality is conspicuous in each performance.

Reinforcing such impressions are the distinguishing characteristics of Lemaître’s music. Texture, shape, and sensuality are prominent, and it’s possible to detect the influence of figures such as Claude Debussy, György Ligeti, Gérard Grisey, and Tristan Murail. Mystery and melody are present also, though the latter more emerges indirectly in the form of melodic contour than compact statement. Interplay of light and shadow, oscillation between consonance and dissonance, and focus on singular tone sequences also characterize the album’s settings. It hardly surprises that a 2018 book about his music has the title À la recherche du temps suspendu (In Search of Suspended Time).

Cellist Stanislav Orlovsky joins Barrett on the opening Orange and yellow II (2013), a “stereophonic” duet whose title was inspired by a 1956 Mark Rothko painting. Originally written in 2009 for two violas, the transcription sees the cellos entwining for eight minutes, their intense interactions engrossing throughout. During one passage, ascending figures alternate with a recurring three-note theme, but the material, like much else on the recording, resists simple definition when it unfolds like a living organism. Titled after the Egyptian god of scribes, the subsequent Thot (1994) pairs Barrett with clarinetist Michiyo Suzuki, their methodical interplay as unpredictable and focused as the cellists. A meditative, at times querulous quality pervades the work as its shadowy stillness extends across six minutes.

Two pieces feature Barrett alone, the first Mnaïdra (1992) titled after a temple erected in the south of Malta Island during the Bronze Age and the second, 2018’s Plus haut (Higher), exemplifying a shape consistent with the title’s meaning. Mnaïdra is treated to a bravura rendering by the cellist, his playing captivating in its blend of drawn-out bowed notes and pizzicatos and with dynamics exploited resonantly. The minimal gestures and use of space alludes to a time long past and a physical presence that now exists as little more than a memory. Intensity builds slowly in Plus haut until the ascension-oriented material seems to hover comfortably in the air, Barrett punctuating the performance with aggressive figures and upward swoops.

Appearing in the penultimate position, Stances, hommage à Henri Dutilleux (2015) qualifies as the album’s centrepiece, not just for its nearly fourteen-minute length but for the impression it makes; that Lemaître dedicated the cello-and-piano duet to Barrett, who met the composer for the first time at a 2015 summer festival in Lucca, Italy, makes it feel all the more special. The main honouree, however, is French composer Henri Dutilleux (1916-2013), who Lemaître got to know and wanted to pay homage to on the one-hundredth anniversary of his birth. Barrett and pianist Jed Distler bring to life this gripping chamber setting, whose sixteen adjoined sections are structurally grounded in three tempos and three pitch reservoirs that regularly alternate. Like the album’s material in general, it’s a ponderous, spectral, and texturally focused work that progresses without haste and in accordance with a logic natural to it.

In the release’s packaging, Barrett expresses appreciation for his friendship with the composer but also notes that he shares Lemaître’s “philosophies of craftsmanship, creation, and musicality.” Certainly evidence of all three is abundant throughout De l’espace trouver la fin et le milieu, the recording reflecting sensibilities and values common to performer and composer.

Ils ont écrit sur le CD "Quatuors à cordes, String quartets"


Nocturnal – La galaxie enchantée du monde infinitésimal de Dominique Lemaître (Site Musikzen, février 2021)

par Franck Mallet

Influencé par le courant spectral (Ligeti, Scelsi…) et par l’ascétisme de Feldman et George Crumb, Dominique Lemaître (né en 1953) privilégie le son étiré et soutenu, reflet d’une vibration intérieure et fugitive, à l’image de ce récent quatuor à cordes avec soprano Sur l’île ovale de couleur bleue, de 2015. La voix, omniprésente et éthérée – la soprano Kaoli Isshiri – psalmodie quelque ancienne mélopée inintelligible imaginée à partir de la série de tapisseries La Dame à la licorne (XVème siècle) conservées au Musée de Cluny, à Paris. « Un chapelet de voyelles colorées et de phonèmes plus ou moins percussifs », comme l’écrit Pierre Albert Castenet, biographe du compositeur, irradié par le mouvement souple et aérien des cordes du Quatuor Stanislas. Vingt ans plus tôt, Pour voir la nuit (1991) dévolu à un seul quatuor à cordes, fascine tout autant par son coloris faussement statique, avec ses effets microscopiques d’hétérophonie où les sons glissent en parallèle sous l’archet, se fondent et se disjoignent, créant une dynamique inouïe. Autre quatuor à cordes, Lignes fugitives (2009) se déploie lui aussi sur une trame spectrale, plus heurtée, avec des effets de tournoiement isolés dans un espace ouvert sur l’infini. À la fois mystérieux, nébuleux et sensible, du monde de Dominique Lemaître surgit une galaxie enchantée. 


De l’image au son, du son à la couleur (Site Rouen sur Scène, avril 2020)

par Sophie Renée Bernard

”La poésie suprême n’a d’autre but que de tenir ouvertes les grandes routes qui mènent de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas.” Sur l’île ovale de couleur bleue, la pièce inaugurale du présent disque, semble faire écho à ces mots de Maeterlinck. Par son titre d’abord, éminemment poétique, comme toujours chez Dominique Lemaître, si l’on entend par là ce qui est propre à déclencher un imaginaire, à “ouvrir en nous le ciel”, selon les termes du philosophe Bachelard, par l’éveil d’une activité intérieure intense. Par son origine d’autre part, lorsque l’on sait que l’écriture du compositeur puise sa source dans l’élan dynamique produit par la vision d’un tableau, le récit d’un mythe, la richesse évocatrice d’une idée. De là, c’est comme si les vibrations suscitées par une image, un vers, un concept faisaient advenir l’œuvre, non comme réalité figée, mais comme résonance, processus illimité s’apparentant à un mouvement d’approfondissement, de creusement des possibilités infinies du son conjuguées à celles de l’idée génératrice.

Sur l’île ovale de couleur bleue est née de la contemplation de la série des six tapisseries de La Dame à la Licorne, qu’il s’est agi pour le compositeur de faire sonner, et d’une phrase du poète Rilke lue dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, inspiratrice du titre de la pièce autant que de son écriture. Le narrateur des Cahiers, “passant lentement” devant les tapisseries, les décrit à une femme absente, Abelone, figure sans visage dont on apprend seulement qu’elle chantait et que sur le chant “on pouvait monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu’à ce que l’on pensât que l’on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà.” Rilke, s’adressant mentalement à cette femme, remarque que la Dame, entourée d’une licorne et d’un lion, se tient hiératiquement sur “une île ovale de couleur bleue” flottant au-dessus d’un fond rouge parsemé d’animaux et de fleurs. Et de s’interroger devant la paix des images : “Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence ?” Questionnement, ou vœu auquel Dominique Lemaître, emporté lui-même par le pouvoir suggestif de la pensée rilkéenne, répond. Dialogue silencieux, improbable entre deux œuvres, deux artistes, peut-être trois, et davantage.

D’un côté le poète, que les tapisseries d’Aubusson appellent du côté de la nécessité de la musique (ceci malgré une réticence surprenante de la part de ce grand poète à l’encontre de la musique, art temporel de l’arrachement à soi qui ne déposerait en aucun lieu, qui ne prendrait pas forme stable contrairement à la sculpture); de l’autre le compositeur qui fait s’élever une voix venue de nulle part – d’un point de vue strictement musical – si ce n’est de la parole du poète elle-même criblée d’images, de langages et d’inquiétude. Premiers instants de l’œuvre : une voix humaine émerge (voix ductile et rigoureuse de la soprano Kaoli Isshiki, conduite avec une intelligence, une grâce dont le jeu subtil du Quatuor Stanislas apparaît comme le prolongement organique). D’où la voix vient-elle ? Où commence-t-elle, où finit-elle ? D’emblée l’œuvre nous place dans un état de question sans réponse due à une forme d’équivocité auditive, d’indifférenciation des lignes vocale et instrumentales, par lesquelles la voix chantée, tantôt mélancolique, tantôt plus péremptoire, semble glisser au-dessus, en-dehors de la nappe sonore déployée par les cordes, tantôt se fondre avec elles, dans une sorte d’alternance océanique de flux et de reflux hors de toute métrique.

Réminiscence mystérieuse, non fortuite, à l’écoute de Sur l’île ovale de couleur bleue, de l’étrangeté qui saisit l’auditeur dès les premières mesures de Pelléas et Mélisande de Debussy. Étrangeté du lieu du drame, entre mer et forêt, sans nom, sans indice à quoi arrimer le réel. Étrangeté des voix comme posées sur le tapis harmonique de l’orchestre, étrangeté de ce qui se dit et refuse de se dire. “Je ne suis pas d’ici”, murmure Mélisande égarée au vieux roi, qui insiste : “Où êtes-vous née ?”. Besoin rationnel de savoir, d’enfermer peut-être en une généalogie, besoin déçu jusqu’au bout. “Oh loin d’ici, loin.” On n’en saura pas davantage. Œuvre de l’attente, comme l’est Sur l’île ovale, et de la sensation inexplicable d’une profondeur du temps mêlé à une mémoire insondable. Attente d’un événement, attente d’un sens, d’un développement, suspension d’un temps qui serait orienté, suspension modale à la limite de la consonance : l’on est dans la durée pure, ou plutôt dans l’immobilité de l’attente jamais comblée et néanmoins remplie de la présence spiritualisée de l’absent. Assurément la beauté de l’œuvre de Lemaître relève de sa forme sensible autant que de la richesse des correspondances, presque au sens baudelairien d’un continuisme des plans sensoriels et des liens invisibles qui relient le compositeur-poète au monde et aux choses de l’esprit.

“Voici toujours cette île ovale de couleur bleue” : l’île mentionnée par Rilke est dépourvue de contours. Nulle réalité, nulle figuration, mais une impression d’île engendrée par la seule collision du bleu et du rouge, une illusion optique hors du dessin, par le seul effet d’un contraste chromatique. Cette mise en relation de l’artifice pictural et du langage comme condition de l’existant, l’illusion signifiée littérairement se trouvent réalisées par des moyens purement musicaux dans l’œuvre de Dominique Lemaître. Le tuilage sonore, le mélange des timbres, le “trompe-l’oreille”, la fusion ou le dialogue du chant et des cordes induisent un brouillage auditif, une perte des repères sensoriels habituels ; l’hésitation récurrente de la voix qui se fait tantôt ténue, en retrait, ou très présente, paisible ou offensive, heurtée ou litanique, dans la confrontation avec les autres instruments ou dans une étreinte amoureuse, semble sur le bord toujours, suspendue, dans l’attente. De quoi ? D’un endroit où être, d’une place ?

De nouveau, dans un geste hautement artistique, Lemaître donne à entendre les correspondances secrètes, les résonances multiples et souterraines produites par son rapport sensible à l’œuvre de Rilke, et aux tapisseries de la Dame à la Licorne longuement regardées. Le chant, très expressif, ne dit cependant rien. La voix n’est pas ici le support d’un sens, mais le déroulé d’une suite de phonèmes, d’une langue inventée. Le compositeur parvient alors à nous installer dans une attente indéfinie, non sans lien avec l’énigme jamais élucidée posée par la présence de ce qui ressemble à une devise dans la sixième tapisserie : “À mon seul désir.” Le désir, tension vers ce qui n’est pas, ouvre une dimension du temps qu’est l’avenir ; mais aussi, le désir semble voué à rester désir : inassouvi. C’est exactement ce qu’éprouve l’auditeur à l’écoute de l’œuvre. De même que les tapisseries nous laissent dans l’interrogation quant à la signification de ces quatre mots prise à jamais dans le mutisme de la trame comme une langue perdue, Sur l’île ovale de couleur bleue nous fait faire l’expérience de l’attente dans son caractère métaphysique, en tant qu’extase, littéralement temps vacant éclairé par la présence d’une altérité polarisatrice, et recherche d’un sens jamais donné comme tel, mais immanent à l’œuvre dans sa syntaxe singulière. Après la longue tenue dans le suraigu de la voix qui confine au cri, le chant de la soprano s’apaise, se fait fragile, tandis que les cordes opèrent une montée diatonique jusqu’à culminer sur une longue note finale suraiguë du violon, à la lisière du silence. Pièce magnifique, toute en retenue et sensualité que prolongent admirablement, malgré l’éloignement des dates de leur conception, Lignes fugitives et Pour voir la nuit fléchir.

À l’instar de Sur l’île ovale de couleur bleue, Lignes fugitives se présente d’un seul tenant tel un bloc temporel autour d’une note centre de gravité, marqué par d’infimes variations de timbres, de textures, irrigué par ce que l’on peut nommer une respiration interne. De nouveau, le titre de cette pièce de vingt minutes est riche de sens. Il nous propulse au cœur de la peinture avec le concept esthétique de ligne de fuite, mais aussi dans le tourbillon du temps, ce non être à l’aune de l’éternité, donnant à sentir, très profondément, l’éphémère. La beauté de l’œuvre réside certainement dans ce devenir-peintre du compositeur, dans le devenir-couleur du son. Tout repose sur la mise en regard d’un temps étale, apparemment statique, où se font entendre de longues tenues d’une note, les variations des timbres et la puissance du son suscitées par l’entrelacs ou le tissage des voix du quatuor. Les lignes instrumentales se croisent, se superposent, se combattent, se densifient ou s’amenuisent dans l’instant de la rencontre, donnant lieu à un processus d’intensification et de transformation de la couleur, processus jamais achevé, comme une toile qui s’engendrerait tout en s’abolissant, dans une succession de métamorphoses ovidiennes. Une matière se façonne, s’effrite, se dilue. Mouvements d’émergence et de dissolution par lesquels quelque chose éclôt sans s’épanouir totalement. L’on croit voir les coups de brosse, le couteau, le pinceau à l’œuvre.

Tel le peintre impressionniste cherchant à saisir sur le vif la fugacité des choses et de la lumière, mais aussi, à mettre en avant le travail de la peinture dans sa matérialité, Dominique Lemaître ici nous fait prendre part à une recherche chromatique qui semble n’avoir pas de fin. Si la peinture, comme l’analysait Bachelard, est “l’écoute des rythmes et de la matière”, on peut dire que Lignes fugitives s’inscrit dans cette idée par la création d’impressions chromatiques, de vibrations à la jonction de la lumière et du son. Œuvre chatoyante, liquide, flux d’impressions fugitives, cela n’est pas sans évoquer les “peintures remuantes” de Bachelard à propos de l’action de la couleur, de l’activité calorique, vibratoire, lumineuse de la pierre autant que de la mer des tableaux de Monet. La fin de la pièce nous offre de larges aplats monochromes, effectués par le geste lent du pinceau qui voudrait peut-être faire jaillir ultimement la lumière, dans une caresse longue qui peu à peu s’éteint.

Avec Pour voir la nuit fléchir, œuvre la plus ancienne de cet enregistrement, Dominique Lemaître semble aller aux confins de l’épure musicale, oscillant sans cesse entre le silence et le son, l’être et le non-être, l’être lui-même n’étant pas à strictement parler, puisque de nature temporelle. L’œuvre se déroule en lignes mouvantes continues, desquelles surgissent de micro-événements sonores. Le compositeur nous fait éprouver la sensation de la durée, du temps pur, cet insaisissable dont parlait saint Augustin, “ce qui est parce qu’il n’est pas”. Œuvre aux préoccupations métaphysiques là encore, mais sans que la rigidité ou l’abstraction du concept n’apparaisse jamais. Le travail de Dominique Lemaître, dans cette pièce comme dans l’ensemble de son œuvre, est d’abord un travail sur le son dans sa physicalité, sa spécificité et sa singularité sur le plan des timbres instrumentaux, son pouvoir sensitif, émotionnel précédant voire excluant toute représentation ou conception. Ainsi, c’est au sein de l’expérience acoustique que Lemaître fait vivre en nous l’inconsistance ontologique du temps, celle-là même que Jankélévitch pointait dans son analyse sur la musique et l’existence, cet intervalle entre deux silences, ou deux non êtres, ce “presque rien” qui est tout. Pour voir la nuit fléchir nous donne à sentir musicalement, formellement l’évanescence érigée en réalité d’autant plus précieuse qu’elle tient à un fil.


Note de lecture de Bernard Grasset (Revue littéraire et artistique Temporel, septembre 2019)

par Bernard Grasset

L’œuvre de Dominique Lemaître, ce musicien ami des poètes, s’inscrit notamment dans l’héritage du courant spectral français (Tristan Murail, Gérard Grisey…) et dans celui d’Henri Dutilleux qui alliait clarté et mystère. Il y a dans sa musique un mouvement ascensionnel, une recherche de suspension du temps, un silence habité de lumière. S’il aime privilégier les instruments à vent (flûte, clarinette…), l’art du quatuor à cordes lui permet d’explorer les richesses cachées du violon et du violoncelle. Son écriture, qui témoigne d’un sens de l’infini, du sacré, est à la fois contenue, poignante et scintillante.

Trois quatuors, constitués d’un seul mouvement, nous sont donné à écouter ici : Sur l’île ovale de couleur bleue (2015), Lignes fugitives (2009) et Pour voir la nuit fléchir (1991). Dans le premier quatuor, la voix, qui joue le rôle d’un véritable instrument, se situe au centre d’un voyage dans l’espace, entre cri et silence, clarté et angoisse. L’auditeur se trouve plongé dans l’intériorité comme aimanté par l’infinité. Le second quatuor invite à un nouveau voyage sidéral. Une cascade de lumière ruisselle à la fenêtre. De l’infime surgit l’essentiel. Dans le dernier quatuor, un monde nocturne nous est dépeint. À travers le récit comme d’années lointaines, alto, violons et violoncelle nous dévoilent un horizon secret, des cimes tourbillonnantes de neige.

Brefs, denses, intenses, mêmes et différents apparaissent ces trois quatuors qui sont autant de variations sur l’indicible. Il y a un souffle serein et tragique qui les parcourt. Des étincelles surgissent au seuil de l’énigme du cosmos. La musique stellaire de Dominique Lemaître, litanie de l’âme, arpèges du corps, nous invite à rêver d’un autre pays qui murmure au cœur de nos silences. Un disque de quatuors vraiment à découvrir.


Les cordes sensibles de Dominique Lemaître (ResMusica, juillet 2019)

par Michèle Tosi

Avec une écriture et une ligne esthétique qui s’écartent sensiblement du modèle du genre, les trois quatuors de ce nouvel album monographique de Dominique Lemaître nous font traverser des contrées sonores insoupçonnées sous les archets du Quatuor Stanislas.

Renonçant à l’écriture dialogique des quatre cordes au profit de trames sonores qu’il inscrit dans une temporalité singulière, Dominique Lemaître s’intéresse à la ligne et ses déploiements dans un espace qui se construit à mesure. Les titres poétiques, Pour voir la nuit fléchirLignes fugitives, Sur l’île ovale de couleur bleue, font écho à une musique évocatrice où les textures et le mouvement sont des données essentielles de la composition.

C’est l’énergie qui est à l’œuvre dans Lignes fugitives (2009) : énergie cinétique propulsant les figures rubans dans l’espace ; énergie du son, lorsque les quatre cordes, ancrées sur une seule note qui circule d’un pupitre à l’autre, en font varier les couleurs, l’allure et l’entretien. Dans Sur l’île ovale de couleur bleue (2015), la pièce la plus récente de l’album, Lemaître confie la ligne conductrice à une voix de soprano – envoutante Kaoli Isshiki – entrainant dans son sillage les quatre cordes qui lui confèrent tout à la fois une texture, une profondeur et une envergure spectrale. La langue inventée, les intonations modales et le rythme litanique donnent à l’ensemble une allure de rituel aux couleurs archaïsantes. Des voix fantômes semblent se fondre aux couleurs des cordes graves dans Pour voir la nuit fléchir (1991), une pièce puissamment expressive et d’un seul flux. Lemaître y tisse une polyphonie de lignes mouvantes dont il fait fluctuer l’éclairage. Comme dans Lignes fugitives, un travail très fin est opéré sur la matière et les textures, telles ces couleurs diaphanes (les premiers rayons du jour) au terme de la trajectoire, obtenues par les sons harmoniques des violons. Le Quatuor Stanislas allie fluidité du jeu et synergie des archets, ampleur du son et précision du détail, pour servir au mieux cette musique de timbres toujours en quête d’expression.

Ils ont écrit sur le CD « Pulsars »

 

Flûtes au pluriel avec Dominique Lemaître (ResMusica, mars 2015)

par Michèle Tosi

Appelant des résonances cosmiques, Pulsars est le septième CD monographique du compositeur Dominique Lemaitre. L’album scelle une collaboration active autant que fructueuse menée avec le flûtiste émérite François Veilhan et son ensemble Campsis.

C’est la flûte donc, déclinée dans tous ses registres et sa gamme d’expression, qui est à l’honneur dans sept des huit titres de ce nouveau disque balayant quelques vingt années de composition. Instrument immémorial du souffle originel, de l’incantation et du mystère (Still pour flûte alto), la flûte chez Dominique Lemaître est aussi source d’énergie en phase avec l’activité du cosmos. A l’instar de Gérard Grisey captant les signaux des astres dans Le noir de l’étoile, Dominique Lemaître convoque deux flûtes jumelles dans Pulsars pour exprimer l’irradiance des sonorités et la fulgurance des trajectoires. Dans Ombra della sera, nom d’une petite statuette étrusque en bronze qui exerce son pouvoir d’attraction sur le compositeur, les « mixtures » des trois timbres colorés de souffle (piccolo, flûte et flûte alto) évoquent parfois les jeux d’anche de l’orgue. Des associations que l’on retrouve dans Miroirs de l’attente pour quatuors de flûtes – merveilleux ensemble Campsis – où les instruments font miroiter les couleurs sous des éclairages sans cesse renouvelés.

Si l’on sent ce qu’il doit à la génération des spectraux dans sa quête des espaces sonores et du champ de la résonance, Dominique Lemaître aime instaurer des climats méditatifs dans un temps très étiré qui maintient l’écoute comme suspendue à la destinée de la trajectoire sonore. Dans De la nuit 2, le piano est la chambre d’écho où s’immerge progressivement la flûte alto dans une atmosphère très sombre et onirique. Dans Côté jardin (à la Villa d’Este), c’est au contraire l’instrument solaire et incantatoire qui prévaut – celui de François Veihlan multipliant les performances solistes dans cet album – et un travail subtil sur l’irisation des sonorités de la flûte. On respire même un certain parfum d’orient dans Cantus, associant la flûte à une riche palette de percussions (mates et résonnantes) offrant des contrastes saisissants de dynamiques et de colorations timbriques. Seule pièce qui ne sollicite pas la flûte et axe médian de cet enregistrement, Échos des cinq éléments pour piano solo est une référence directe à la pensée chinoise. Sous les doigts de Brigitte Trannoy-Petitgirard, la pièce explore les potentialités spatiales et résonnantes du piano selon divers processus renouvelant d’autant l’écriture et les trajectoires sonores.